Retour en arrière. Né en Auvergne, fils d’une assistante sociale et d’un ingénieur des PTT, numéro 2 d’une lignée de quatre frères, Yann est un bon élève. Il hésite entre les sciences et les lettres. Son penchant naturel pour la politique et le journalisme font la différence. Ce sera Sciences Po Paris, directement après le bac. Césure en Allemagne, stage aux Etats-Unis, il décroche son premier job en France en deux semaines dans une prestigieuse société de communication, Hopscotch. Il y passera 16 années, de 23 à 39 ans. Il pilote la stratégie de communication de grands clients, dirige des équipes. La création de contenus lui plaît, le lien avec le client aussi. En 2009, las de la vie parisienne, il pense prendre le large et présente sa démission pour s’installer près de Montpellier avec son compagnon. On le retient. Il goûte alors aux joies du télétravail et des allers-retours à Paris.
Mais un matin de mars 2020, Yann ne parvient pas à se lever. « Une sorte de dissonance cognitive » m’explique-t-il. La crise sanitaire se double d’un tournant managérial au sein de l’entreprise qui l’a vu grandir… Ce moment coïncide aussi avec l’approche de la quarantaine et un questionnement de plus en plus fort sur son devenir. |
“Dans le primaire, on ne s’ennuie jamais”
Yann a de l’argent de côté. L’idée d’opérer un changement radical fait son chemin. Après mûre réflexion, il se décide : « ce sera un métier passion ». Il veut continuer à créer du contenu, car c’est ce qui l’anime. Il imagine d’abord un camion d’escape game itinérant, que son conjoint menuisier pourrait l’aider à aménager. Puis il repense à son attrait pour le service public, mis en sommeil toutes ces années. Avec l’âge lui vient également l’envie de transmettre…
Sa filiation aurait-elle fait la différence ? Yann s’amuse de ma remarque. « Peut-être ! » Son père, désireux de partager sa passion pour les chiffres, équations et autres formules, s’était mis à préparer le Capes de maths au tournant de la trentaine. Mais après quelques années au collège, l’ancien ingénieur avait bifurqué vers le monde universitaire.
Yann, lui, a d’emblée choisi l’enseignement primaire : « Je ne me voyais pas refaire le même cours de maths ou de français ad nauseam, à 6 ou 8 classes différentes chaque semaine, jusqu’à la fin de ma carrière. Dans le primaire on ne s’ennuie jamais : certes il y a énormément de préparation, mais chaque séquence n’est mise en œuvre qu’une seule fois par an. » Il s’inscrit alors dans une formation accélérée pour passer le concours de professeur des écoles. En quatre mois, il décroche son passeport pour le tableau noir et effectue sa première rentrée scolaire dans l’Hérault, en septembre 2021. |
“Le sentiment d’utilité me comble”
« Je commence comme stagiaire, mon emploi du temps se partage entre les heures de formation et les heures en classe. Je débute avec des CE2, le niveau parfait pour commencer, car l’apprentissage de la lecture est normalement derrière eux. »
Le premier jour, il arrive avec la boule au ventre. « Je réalise que mon exigence professionnelle est restée la même, et que mes nouveaux clients sont… mes élèves ! Je leur dois le maximum. »
Sa première journée, il l’a bûchée comme une présentation pour remporter un appel d’offres. Tout était anticipé, au cordeau. Et miracle, en une heure, il se sent à sa place.
On l’appelle “maître” et ça le rassure, sans qu’il puisse expliquer pourquoi. Comme une légitimation qu’il attendait. « À aucun moment je ne me dis « qu’est-ce que tu fais là ? ». Quand la cloche du soir sonne, ma seule envie, c’est d’être au lendemain. » La magie opère.
Sa plus grande satisfaction ? « Voir les enfants progresser, la rapidité du changement est saisissante. Je fais un suivi statistique et graphique des progrès de chacun de mes élèves, via des tableurs Excel – une habitude héritée de mon ancien métier. Grâce à cela, je peux observer et leur montrer leur courbe qui passe dans le vert, que ce soit en dictée, en maths, en lecture. Cette année, j’ai un élève qui est passé de la ceinture blanche de dictée à la ceinture noire, en l’espace de seulement 3 mois. J’étais sidéré – et lui aussi ! Quand je lui ai montré sa courbe de progression et annoncé qu’il avait atteint le niveau maximal, cet élève d’ordinaire plutôt taciturne avait le sourire jusqu’aux oreilles. Dans ces cas-là, le sentiment d’utilité me comble. Oui, je sers à quelque chose. »
Tous les métiers à la fois
Cette « chose », il va aussi devoir rapidement l’appréhender. « Moi qui gérais des campagnes de communication de plusieurs centaines de milliers d’euros, je suis abasourdi par le manque de moyens des écoles. » L’absence de faste ne le dérange pas à titre personnel, bien au contraire : le retour aux valeurs simples lui plaît.
Mais certaines situations le laissent pantois : « La chaleur étouffante des classes, parfois jusqu’à 35 degrés, dès le mois de mai avec le changement climatique. On doit bricoler. Selon les écoles, avoir un ventilateur est un luxe. Ne parlons même pas de la climatisation. Et souvent, on paie le matériel nous-mêmes : manuels, livres, téléphone pro, ordinateur… »
Le manque de moyens humains l’interpelle aussi. « Une école primaire, c’est une organisation de 250 élèves en moyenne, encadrés par 10 adultes seulement. Lorsqu’on sonne au portail, doit-on faire attendre le visiteur à la porte, ou descendre ouvrir au risque de laisser les enfants sans surveillance ? En entreprise, il y a quelqu’un à l’accueil, un ou une assistante qui planifie les réunions et gère l’administratif, un responsable RH, un intendant, un responsable de la communication… Ici on fait tous les métiers à la fois, en plus de celui d’enseignant ! »
Les absurdités bureaucratiques du “mammouth” le fascinent
Un jour, à la sortie de la cantine, un élève plante un stylo dans le crâne d’un camarade. La victime s’en tire avec une dizaine de points de suture. La culpabilité envahit Yann : « C’était un enfant placé, en difficulté, j’aurais dû le voir venir. » Immédiatement, ses réflexes de communicant de crise s’actionnent. « Je sollicite d’urgence la psychologue scolaire pour permettre aux élèves témoins de l’incident de s’exprimer, et on banalise l’après-midi avec des jeux, des ateliers et une écoute musicale. Je profite des 15 minutes de récréation de l’après-midi pour envoyer un mail aux parents d’élèves, sans minimiser la gravité des faits. Ils me remercient pour ma transparence. »
Le « mammouth » et ses absurdités bureaucratiques le fascinent. Lors de la préparation du concours, il travaille en binôme avec une amie, elle aussi en reconversion. Elle rate l’examen, pas lui. Lorsqu’elle finit par le réussir, elle arrive directement à l’échelon 8 quand lui stagne encore 5 crans en dessous. La raison ? Entretemps, le gouvernement a changé les règles de reconstruction de carrière visant à valoriser les années passées en entreprise, pour mieux séduire les candidats issus du secteur privé et muscler ses effectifs enseignants, en tension. Aujourd’hui, l’amie de Yann gagne toujours 50% de plus que lui. L’administration n’a rien voulu entendre, malgré ses démarches pour bénéficier des nouvelles règles.
Enfin un homme dans l’équipe !
Pourtant, contrairement à bien des secteurs en France qui tentent péniblement d’atteindre la parité en recrutant plus de femmes, c’est bien d’hommes dont l’École aurait besoin. 85% des professeurs des écoles sont des maîtresses.
Une situation qui, reconnaît Yann, ne présente pas que des inconvénients. « À tous les stades, je me suis senti chouchouté : moi le boulet en sport, j’obtiens la note de 36 sur 40 dans cette discipline à l’examen ! » À son arrivée dans sa première école, on l’accueille par un « Ça va nous faire du bien d’avoir un homme dans l’équipe ! » Il me confie une anecdote qui résume bien ce traitement de faveur : « Un jour, la directrice fixe une réunion dans la salle de « Maître Pierre ». Je demande si c’est un nouveau maître et j’apprends que cela désigne en réalité la classe d’un ancien collègue qui n’est resté qu’un an dans l’établissement ! Certaines professeures sont dans l’école depuis plus de vingt ans, et pourtant aucune classe ne porte leur prénom ! »
A contrario, l’an dernier, on lui a délicatement suggéré de faire intervenir une infirmière à sa place pour parler d’éducation à l’égalité et à la vie affective. Comme si le genre conférait des prédispositions (ou indispositions) naturelles sur le sujet !
Autoriser les garçons à pleurer
Cet enseignement à l’égalité, il y tient. Il constate d’ailleurs que les lignes bougent, et n’observe pas de résistances de la part des parents d’élèves, contrairement à ce qui se dit souvent. « On travaille sur des équipes mixtes, au football par exemple. Et l’année dernière j’ai invité une étudiante en sciences pour montrer aux petites filles qu’elles pouvaient aussi devenir ingénieures. Je plante des petites graines pour leur avenir. J’essaie aussi de valoriser ce qui fait d’eux des êtres humains, avant d’être des garçons ou des filles : la sensibilité comme qualité, la capacité à coopérer, et à exprimer ses émotions ». D’ailleurs, peu le savent, rappelle-t-il, mais les compétences sociales sont désormais incluses dans le socle des acquis depuis 2005, au même titre que la lecture ou l’écriture par exemple. Récemment, il a diffusé un film et les garçons se sont autorisés à pleurer, sans subir de remarques. Une victoire, une de plus.
Des élèves l’appellent « maîtresse » parfois, habitués aux femmes depuis leur première année de maternelle. Ça l’amuse.
Les stéréotypes de genre n’épargnent personne, pas même celles et ceux qui enseignent. Il lui est arrivé d’entendre : « Cet élève est turbulent, on va le mettre dans la classe de Yann, ça va le calmer. » Lui-même s’est souvent surpris à donner davantage la parole aux garçons, qui ont tendance à faire « écran » devant les filles. « Les garçons prennent toute la place : dans la cour de récré, en classe aussi. » Pour contourner ce biais, il tire désormais au hasard les noms des élèves avant de les interroger.
Comblé, Yann ne regrette rien : « Le regard des élèves m’apaise. » Il enseignera probablement jusqu’à la retraite.
Illustration : un grand merci à Louise de Lavilletlesnuages
Série Vives : Des hommes dans les métiers dits de femmes