Pourquoi si peu d’hommes dans ce métier ?
Moins de 3% des sages-femmes sont des hommes. Échanger avec UN maïeuticien (celui qui maîtrise l’« art de faire accoucher »), c’est faire l’expérience d’une société à l’envers, où des hommes vous confient évoluer dans un système « matriarcal » où ils cherchent leur place. Un monde dans lequel on vous regarde du coin de l’œil en première année, à la rentrée des classes. Une présence qui génère des suspicions, mais peu d’envies. Après tout, nous sommes dans un milieu de femmes. On y retrouve le travail en miettes, les horaires décalés, des tâches harassantes, et des rémunérations en total décalage avec le niveau de responsabilité.
Je n’ai pu rencontrer Jacques qu’en vidéoconférence : il est parti en contrat pour six mois à Koné, dans le nord de la Nouvelle-Calédonie. Réchauffé d’un bon plaid et d’une tisane, je le regarde entamer son petit-déjeuner composé de fruits exotiques.
Moi, fils d’un médecin et d’une psychologue, je réalise seulement en l’écoutant l’absurdité du concours d’entrée de cette profession. Les meilleurs étudiant(es) peuvent choisir médecine, les suivants dentaire, et les derniers, sage-femme. C’est dire la considération qu’on porte à celles et ceux qui assurent à eux seuls la natalité d’un pays. Une broutille !
Et pourtant, dès leur arrivée à l’école, la cadence des cours et des stages ne faiblit pas. Plus des deux tiers des étudiant(es) déclaraient souffrir, en 2018, de symptômes dépressifs et 20% des places sont laissées vacantes à chaque rentrée, selon une proposition de loi déposée en 2022 par les sénatrices Catherine Deroche et Raymonde Poncet Monge. Lorsqu’on entend « sage-femme » m’explique Jacques, on entend la « gentille femme », et non pas celle, ou celui, qui a la connaissance des femmes. Tout vient de là, de cette absence de reconnaissance sociale.
On veut le dissuader, il s’accroche
Jacques aurait pu devenir médecin. Mais les études à rallonge l’en ont dissuadé. Le week-end, il est aide-soignant dans des maisons de retraite, et révise ses cours pendant ses gardes de nuit.
Il ne garde qu’un triste souvenir de ses débuts dans la profession. À la fin de la première année, des enseignantes tentent de le décourager. Nous sommes en 2004. A l’époque, me confie-t-il, un homme sage-femme (ils ne sont que 4 dans sa promotion), c’est encore tabou. Une maître de stage lui lance : « Vous allez examiner des femmes dans leur intimité, vous êtes jeune, on va vous prendre pour un pervers. » Jacques lui répond du tac au tac : « Je pensais qu’on faisait de la médecine, pas du sexe. » Cette pointe d’insolence lui fait gagner son respect.
Sa première patiente a 37 ans. Il est tétanisé, et elle le voit. « Elle a été formidable, m’a guidé pendant toute la consultation, m’a appris à examiner un col. En fait, ce sont les femmes qui m’ont appris à faire les accouchements. »
Il découvre la beauté et la nécessité de ce métier
Son premier accouchement, il s’en rappelle comme si c’était hier. Il a 20 ans, un corps encore frêle, et ne se sent pas à la hauteur. Qui a dit que le sentiment d’imposteur était réservé aux femmes ? La délivrance se fait par voie basse, sans particularité. « L’un des plus beaux moments de ma carrière. Une poupée de chiffon pointe le bout de son nez. En trente secondes un corps respire et un cri sort. La vie apparaît dans ma main. »
Son plus beau souvenir ? L’accouchement de sa meilleure amie, avec qui il a partagé ses années d’études et de galère. Quant à sa pire expérience, elle a eu lieu la semaine précédente. Une dystocie des épaules, qui bloquent le passage du bassin. Il entrevoit la tête du bébé, violette. Jacques récite à haute voix la manœuvre de Jacquemier (consistant à abaisser le bras postérieur du bébé pour supprimer le relief des épaules) et en 20 secondes, le nouveau-né sort, indemne.
Jacques m’apprend l’autre rôle qu’occupent les sages-femmes après l’accouchement, et notamment la redécouverte, la réappropriation du corps. « Être nu(e) devant un soignant du sexe opposé n’est pas anodin. J’ai travaillé longtemps pour rendre l’examen gynécologique le plus agréable possible ». Avec les années, il a pris de l’assurance et évoque désormais les sujets les plus intimes, comme les violences faites aux femmes, ou encore la sexualité de ses patientes. Désormais, elles se confient à lui, comme elles l’auraient fait avec n’importe quelle autre praticienne.
Et si c’était à refaire ?
Lorsque je lui demande s’il recommanderait sa profession à un jeune qui se pose des questions sur son avenir, Jacques marque un silence. « Si c’était à refaire, j’opterais probablement pour un autre choix. J’ai perdu des années de vie. Les nuits de garde sont nombreuses, l’absence de reconnaissance est encore trop vivace. » Il n’empêche. Il aime son métier. « Avec les années, le bonheur d’accueillir une vie reste intact. »
Hier, on offrait des fruits au marché à celui qui « a mis au monde le bébé de la voisine ». Dans la foulée, la maman du bébé victime de dystocie est venue lui remettre un gâteau sur lequel on pouvait lire : « Jacques le magicien ».
« Je suis l’élève des femmes, elles m’ont tout appris, conclut-il. On dit souvent de nous qu’on « donne » la vie. C’est faux. C’est la femme qui s’en occupe ! Moi j’accompagne la naissance, je suis juste un passeur de vie. »
Tout est dans le « juste ».
Illustration : un grand merci à Louise de Lavilletlesnuages
Série Vives : Des hommes dans les métiers dits de femmes