“L’avenir n’appartiendra-t-il qu'à 1 femme sur 4 ?”
ChatGPT a eu au moins un mérite : jeter une lumière crue sur les contours du monde de demain. Un monde dessiné par les scientifiques à l’œuvre dans le machine learning (l’apprentissage par les machines) ; car avant toute intelligence artificielle, il y a de l’intelligence humaine pour la générer. Des cerveaux en général issus des filières scientifiques, les fameuses STEM (science, technology, engineering, mathematics). Mais il y a un loup : dans le monde, les femmes ne représentent qu’un quart des professionnels des STEM.
L’avenir n’appartiendra-t-il donc qu’à une femme sur quatre ? C’est justement le sous-titre choc du forum SISTEMIC organisé le 12 mai au Palais de Tokyo, à Paris, à l’initiative d’Aude de Thuin, qui appelle à une mobilisation générale. Car malheureusement, ce n’est pas qu’une formule accrocheuse. Aude de Thuin, celle-là même qui a créé le Women’s Forum for the Economy and Society en 2005, l’écrit sans détour dans une tribune parue le 12 avril dans Les Echos, cosignée avec Karine Berger, secrétaire générale de l’INSEE : « Sans vous [les femmes], les eldorados de la data et de l’intelligence artificielle resteront inévitablement masculins. » Les deux autrices en sont convaincues : « Ces lieux où pouvoir et argent se concentreront, excluront les femmes et autoriseront mécaniquement le retour au patriarcat, quels que soient les progrès du féminisme depuis cinquante ans. »
Et pourtant, il n’existe que des bonnes raisons de s’engager dans ces filières. En voici au moins quatre.
Les STEM, c’est là où ça recrute !
Les STEM ouvrent vers les métiers d’avenir : dans son rapport remis au gouvernement en janvier 2020, Chiara Corazza, alors présidente du Women’s Forum, écrivait déjà que ces filières représentaient « 70% des compétences en pleine expansion ». En 2020, parmi les 10 métiers les plus recherchés en France, 8 étaient directement liés aux STEM, selon ce rapport : délégué à la protection des données, ingénieur en intelligence artificielle, community manager, ingénieur en fiabilité de site, spécialiste en cybersécurité, ingénieur DevOps, ingénieur data et data scientist. Trois ans plus tard, cela n’a pas beaucoup changé ; ça s’est même amplifié. Les développeurs informatique, experts en cybersécurité, data scientists ou analystes, architectes système, ingénieurs en intelligence artificielle, en mécanique, en électricité sont toujours aussi recherchés. La pénurie menace. Car les filières STEM (STIM en français, pour sciences, technologies, ingénierie et mathématiques) restent mal aimées en France. Pire, les filles s’y précipitent encore moins que les garçons.
Pourtant, à l’école primaire, un quart des enfants, filles ou garçons, disent envisager une carrière scientifique. Ils ont le même niveau dans ces matières à la sortie du primaire, comme à la sortie du collège. Mais c’est là que les choses se corsent. « 57% des profs n’encouragent pas les filles à aller dans les écoles d’ingénieurs », s’étrangle Aude de Thuin.
Selon la dernière enquête de l’IESF (Association des Ingénieurs et Scientifiques de France), publiée à l’automne 2022, la France diplôme chaque année 38 000 ingénieurs par an, alors qu’il en faudrait 60 000 pour répondre aux besoins du marché du travail. Ainsi, il en manquerait 5 000 dans la filière hydrogène, 10 000 dans l’aéronautique et le spatial, et autant dans le nucléaire.
Autant dire que le plein emploi règne chez les ingénieurs, hommes ou femmes : le taux de chômage tourne autour de 5% dans cette profession. Les diplômés trouvent du travail quasiment avant leur sortie d’école, explique Aline Aubertin, directrice générale de l’Isep, une école d’ingénieurs spécialisée dans le numérique, et présidente de l’association Femmes ingénieures. Seulement, les femmes ne représentent que 24% des ingénieurs au travail en France et moins de 30% des étudiants dans les écoles d’ingénieurs – une proportion qui tombe aux alentours de 20% si on enlève les filières agronomie-biologie, majoritairement féminines.
Mais les STIM ne conduisent pas qu’au métier d’ingénieur : « Travailler dans les STIM, ce n’est pas forcément être ingénieur ou chercheur en laboratoire », explique Sabine Lunel-Suzanne, présidente de l’association Elles bougent, dont les 8 500 marraines vont en collège et lycée parler de leur emploi dans les sciences et technologies. Ces filières débouchent aussi sur des postes de techniciens, dessinateurs industriels voire des métiers manuels comme électricien, soudeur, chauffagiste.
« Un élève de troisième ne connaîtrait que 15 métiers », rapporte Hélène Chahine, déléguée générale de la fondation CGénial qui promeut les sciences, les techniques et le numérique auprès des jeunes. D’où l’importance de montrer l’horizon insoupçonné des possibles, notamment dans l’industrie qui recrute beaucoup. L’UIMM (Union des Industries et Métiers de la Métallurgie) affiche ainsi actuellement plus de 20 000 offres d’emploi sur son site.
« Les parents et les enseignants représentent les plus grosses forces de dissuasion envers les filières STIM », déplore Claudine Schmuck, directrice général du cabinet Global Contact, à l’initiative d’une tribune publiée le 21 avril dernier dans Les Echos, signée par une quarantaine de dirigeants dont Olivier Andriès (Safran), Benoît Bazin (Saint-Gobain), Clara Chappaz (French Tech), Christel Heydemann (Orange), Catherine MacGregor (Engie), Frédéric Mazzella (BlaBlaCar), etc. « En France, de 2013 à 2020, la proportion de femmes dans les formations STEM a chuté de 14% alors qu’elle ne baissait que de 5% en Europe » s’alarment les signataires. D’où l’opération « 100 000 ados vers la tech », lancée la semaine dernière par Global Contact pour mobiliser les jeunes à travers une exposition itinérante « Femmes de la tech : elles innovent pour nous » et des actions auprès des élèves et des enseignants. Isabelle Rome elle-même a tenu à monter au créneau : « Seules 8% des filles envisagent de s’orienter vers le numérique (selon l’étude Genderscan Adolescents 2021). Alors que ce secteur est le principal vivier des métiers de demain ! » a rappelé sur Linkedin la ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes.
Les STEM, c’est là où ça paye !
Une filière d’avenir qui est aussi payante : « C’est un secteur très rémunérateur, que ce soit sur des fonctions de développeur ou de product manager. Ces types de métier font partie des plus grosses rémunérations », explique Marion Carré, formée au Celsa et cofondatrice il y a six ans d’Ask Mona, une start-up qui met l’intelligence artificielle au service des usagers des musées.
Même son de cloche chez Sophie Viger, la directrice de l’école 42, qui offre une formation diplômante en informatique et gratuite. Elle expliquait l’an dernier dans une interview à BFM Business qu’après ce cursus « on peut travailler dans la mode, l’agriculture, l’éducation, la santé… tout se digitalise. » Et ajoutait : « Tous nos étudiants trouvent un emploi avec un premier salaire annuel à 40 000 euros brut ! »
Un constat partagé par Aurélie Jean, docteur en sciences, entrepreneuse spécialiste des algorithmes, qui avait déjà abordé le sujet de la rémunération dans la newsletter ViveS du 5 janvier. « Les sciences dures vous amènent à tout faire dans une carrière professionnelle avec de larges options de rémunération », assure-t-elle.
Selon l’Observatoire des femmes ingénieures, le salaire net médian mensuel d’une ingénieure en France est 3 260 euros, soit deux fois le salaire médian d’une femme française.
Cet argument financier parle aux jeunes générations. Hélène Chahine le confirme : lorsque des ingénieur.e.s, des technicien.nes ou des chercheurs.ses viennent témoigner auprès des collégiens ou des lycéens, « dans 90% des cas, les élèves vont poser la question du salaire. »
L’argent, ça compte pour convaincre, mais le sens aussi. « Les innovations façonnent le monde de demain et si on montre aux jeunes filles le rôle déterminant des technologies pour faire un monde meilleur, elles embarquent », assure Claudine Schmuck, qui réalise depuis quinze ans des sondages sur l’attractivité des STEM. « Si l’on veut être utile au monde, il vaut mieux s’engager dans les sciences, par exemple pour répondre aux problématiques du changement climatique », renchérit Hélène Chahine.
Pas besoin d’être un génie en maths
Les clichés ont la vie dure. Selon un sondage Opinionway pour 42, réalisé l’an dernier, 58% des Français pensent qu’il faut être très bon en maths pour travailler dans le numérique. Sophie Viger, la directrice de 42, s’élève en faux contre cette idée reçue : « Il faut de la logique, dit-elle, c’est du langage informatique. »
On ne va pas forcément passer sa vie à faire des maths en se lançant dans les STEM. C’est pour cette raison qu’on entend parler désormais des « STEAM », avec un A pour « Arts », qui englobe également les thématiques culture et société. Promue par l’UNESCO, la méthode STEAM est l’une des initiatives qui permet d’attirer davantage de femmes dans les filières scientifiques grâce à une approche interdisciplinaire. Ainsi, certaines écoles d’ingénieurs proposent un double cursus, comme par exemple Polytechnique avec l’école Gobelins.
« Nous observons une demande très forte des entreprises du secteur de l’image pour des profils hybrides, dotés à la fois de très robustes compétences scientifiques et informatiques, et d’une grande familiarité avec la culture, les outils et les méthodes de production propres à ces industries » souligne Nathalie Berriat, directrice de Gobelins, sur le site web de l’école. « Que ce soit dans l’animation 3D, les expériences immersives, l’intelligence artificielle, ou encore les nouvelles plateformes de diffusion… » précise-t-elle.
De quoi laisser aux profils atypiques la possibilité d’émerger. Comme l’illustre l’histoire édifiante de Mélanie Péron, qui avait toujours voulu travailler dans la culture avant de devenir documentaliste. Mais un jour sa vie bascule : on diagnostique à son compagnon une grave leucémie. Les traitements sont lourds, il vit en chambre stérile, pas même la possibilité d’ouvrir une fenêtre. Pour l’aider à supporter la douleur et soutenir son moral, Mélanie imagine des activités qui sont autant d’échappatoires vers l’ailleurs. Le décès de son compagnon décuple son besoin d’agir. Le film Avatar qu’elle découvre peu après provoque un choc et un déclic. Voilà ce qu’il lui faut faire : créer un monde imaginaire pour aider les patients à s’évader et s’extraire de la douleur. Comment ? Avec la réalité virtuelle. « Je n’y connaissais rien, je suis allée voir des écoles d’ingénieurs spécialisés et des médecins. J’avais envie d’apprendre et je voulais le faire avec eux, raconte Mélanie Péron. Je suis allée en immersion dans le centre de cancérologie du Mans, j’ai enfilé la blouse, suivi les médecins, les physiciens, les infirmières, vu les soins, les gestes, les examens cliniques. J’étais en mode éponge. » Dix ans plus tard, le dispositif médical Bliss est sur le marché : une mallette avec un casque audio et un casque de réalité virtuelle qui offre des expériences visuelles et sonores au patient pour lutter contre la douleur pendant qu’il subit des soins ou une intervention. Ce qui permet de se passer d’une solution médicamenteuse. Pour Mélanie, sa différence a été son atout : « Quand on ne maîtrise pas un sujet, on pense différemment. On me dit souvent : tu penses à l’envers ! »
Un parcours qui présente des points communs avec celui de Marion Carré. Cette entrepreneuse a mis de l’intelligence artificielle dans la culture. Titulaire d’une double licence de droit et d’histoire, elle s’est spécialisée en média et numérique au Celsa. En 2017, à seulement 21 ans, elle fonde Ask Mona, une société pour développer des outils conversationnels et des applications à destination du public des musées, qui offrent à la fois des informations pratiques, mais aussi la possibilité d’interagir avec les œuvres, grâce à des solutions d’analyse de la donnée mobilisant l’intelligence artificielle.
« L’IA a des implications dans de nombreux secteurs, cette technologie est maintenant présente un peu partout, donc il faut des personnes avec des cursus différents » explique Marion Carré. Elle est l’exemple vivant qu’on peut travailler dans la tech sans avoir fait de l’informatique. Toutefois elle nuance : « Attention à ne pas reléguer les femmes dans les fonctions support de cet univers. Nous avons besoin à la fois de femmes aux profils purement tech et de femmes qui ont d’autres compétences. »
Pour elle, les atouts clés sont la curiosité et la motivation, le reste relève du pragmatisme. « C’est l’envie de mener à bien mes projets qui m’a permis de recruter les bons spécialistes et de me former sur le tas », analyse-t-elle. Tout comme Mélanie Péron, qui pour mettre en œuvre son idée, a su réunir les expertises nécessaires.
Et il existe différents chemins pour y parvenir
On peut travailler dans les STEM sans être passé.e par Polytechnique ou Centrale, ces écoles élitistes qui impressionnent et rebutent parfois les jeunes rétifs à la compétition. « On peut faire un IUT, une université, une école avec prépa intégrée, on peut même se former en reconversion ! », assure Sabine Lunel-Suzanne, chez Elles bougent. Tous les parcours ne se ressemblent pas, et tous ne sont pas linéaires. Devenir ingénieur en commençant par un IUT, c’est possible. Mieux, comme le rappelait Sophie Viger, directrice de 42, dans son interview à BFM Business, « 66% des Français pensent qu’il faut des diplômes élevés. Or, l’école 42 qui forme des développeurs web est accessible sans condition de diplômes ». Même chose chez Wild Code School. Les écoles spécialisées sur l’informatique et le numérique se sont multipliées, et certaines comme Ada Tech School, lancée en 2019, s’adressent même plus spécifiquement aux femmes – elles y représentent 70% des élèves. Gratuite, l’école 42, créée en 2013, compte, elle, désormais 30% de filles parmi ses inscrits. Quasiment absentes au début, elles ont notamment bénéficié de la suppression de la limite d’âge à 30 ans, instaurée au départ.
Car ce n’est pas parce qu’on ne s’est pas orienté vers ces filières en formation initiale qu’on ne peut pas les rejoindre ensuite. Des structures comme Simplon et Social Builder proposent des cursus pour apprendre les métiers du digital à n’importe quel âge et quel que soit son passé professionnel. Depuis dix ans, Simplon a ainsi formé 25 000 personnes, dont 40% de femmes et 44% de personnes peu ou pas diplômées.
Pour finir de convaincre les jeunes (et moins jeunes) femmes, Aurélie Jean nous livre trois arguments choc :
1) vous aurez la possibilité de résoudre des problèmes à grande échelle, de changer le monde, et de laisser votre empreinte dans l’objectif de bien faire
2) vous serez stimulées intellectuellement tout au long de votre carrière
3) vous gagnerez bien votre vie en profitant des salaires les plus compétitifs sur le marché du travail.
En un mot, conclut-elle, « les filles seront indépendantes intellectuellement et financièrement, soit le meilleur combo pour la féministe que je suis ! ».
Illustration : un très grand merci à Jon Krause