En commençant la lecture de Ma vie sur la route, je n’avais pas de connaissances précises sur Gloria Steinem, son autrice. Dès les premières lignes, j’ai été happée par son récit et le parcours de vie de cette femme. Née en 1934, journaliste, conférencière, militante pour les droits civiques et notamment pour le droit à l’avortement, Gloria Steinem a également cofondé Ms. magazine avec Dorothy Pitman Hughes (avocate et activiste). Son parcours, qui semble s’être écrit pas à pas sur sa route, s’est inscrit dans l’histoire.
La richesse de son récit nous amène à partir de la route pour comprendre que celle-ci ouvre des portes indescriptibles en termes de rencontres, de compréhension du monde et de soi-même.
1. Ce que je croyais avant
A l’Université, j’avais des cours d’ethnologie. J’avais étudié comment les chasseurs-cueilleurs se déplaçaient, les raisons de leurs migrations et les fondements de leur société. Au fur et à mesure du temps, ces nomades étaient devenus sédentaires, et seuls quelques groupes, jugés souvent déviants, avaient continué à se déplacer continuellement. D’une certaine manière j’en étais restée à ces formes de nomadisme, à la racine grecque de « celui qui erre pour le pâturage ».
Or Gloria Steinem se positionne en avant-garde face à tous les nomades numériques d’aujourd’hui. Elle montre à travers son expérience de la route que le nomadisme, c’est bien plus que cela, c’est beaucoup plus subtil. Selon les propos de Gloria Steinem, j’ai noté deux formes que pouvaient prendre la route :
- La route comme un nouveau genre de nomadisme : la route nous invite à mettre son corps en mouvement dans des déplacements à l’extérieur de chez soi (dans sa région, son pays ou dans le monde) très régulièrement à destination d’une cause. L’objectif du déplacement n’est plus le « pâturage », mais l’engagement pour une cause (droits des femmes, écologie, lutte contre le racisme, etc.). Les déplacements se font surtout seul.e, pour souvent retrouver et côtoyer d’autres personnes ou groupes vis-à-vis de cet intérêt commun.
- La route comme un état d’esprit : Gloria Steinem nous incite à voyager avec l’esprit de la route, c’est-à-dire en étant ouverts à tout ce qui se présente au lieu de rechercher le familier. Elle nous propose de découvrir l’inconnu, d’impulser des rencontres improbables, d’être à l’écoute de l’Autre (celui différent de nous), de côtoyer la réalité et de ne pas s’en remettre aux réseaux sociaux et médias, et de prôner les nuances.
2. Ce que j'ai découvert
J’ai découvert avant tout l’histoire d’une femme qui ose prendre la route dans un monde américain dominé par le patriarcat. Certes, son enfance passée à sillonner l’Amérique en compagnie d’un père épris de liberté aura marqué sa vie. Son histoire est, plus que celle d’une fille qui apprend à travers les actions de son père, celle d’une femme qui s’affranchit des normes de son époque. Elle remet en question les lois établies. Elle ose se lever pour ce en quoi elle croit. Elle sort de modes de vie imposés pour créer son propre chemin. Bien sûr il y a des aléas, des essais, des erreurs, mais cela fait partie de toute créativité.
Dans ce livre, j’ai aussi mieux compris l’histoire du mouvement féministe aux États-Unis qui s’écrit par des petits combats du quotidien. Elle décrit les personnages qui ont contribué à ce mouvement et notamment à l’Equal Rights Amendment, un amendement qui visait à assurer l’égalité des droits entre les sexes. Cela m’a donné envie d’aller plus loin. J’ai donc regardé la série Mrs America sur la ratification de cet amendement et Une femme d’exception, où l’on raconte l’histoire de Ruth Bader Ginsburg alias RBG, autre figure américaine du féminisme et de la lutte pour l’égalité des droits entre les sexes.
3. Ce que j'ai appris à faire
Observer pour mieux agir
Gloria Steinem propose une sorte de méthodologie d’observation du monde. Il y a un écart entre ce que l’on croit voir de loin et ce que l’on découvre en s’approchant. En allant en Inde, Gloria Steinem découvre les cercles de parole qu’elle décrit comme « un réseau de petits groupes qui se rencontrent, échangent avec leurs cinq sens et font bouger les lignes ». Elle verra se déployer ou réutilisera cette méthode à plusieurs reprises dans sa vie afin d’échanger avec des groupes pour mieux les comprendre et les connaître, puis pour fédérer et déployer une justice sociale ou des actions autour de valeurs communes. D’une certaine manière, Alexandria Ocasio Cortez a redéployé ses savoirs du passé dans des luttes du présent. En partant du terrain, en rencontrant les citoyens, en s’appuyant sur les “community organizer” de son territoire, Alexandria Ocasio Cortez a su depuis son entrée au Congrès faire émerger les problématiques de ceux que l’on entendait peu, comme la réduction des inégalités dans l’éducation, le taux horaire des salaires dans la restauration ou l’impact des enjeux environnementaux sur les populations les plus pauvres.
Répandre mes messages
Pour Gloria Steinem, il ne s’agit pas de répandre ses messages ou de défendre des causes à un seul endroit, car cela ne suffit pas. Il y a un besoin de multiplier les prises de parole, les meetings, les rassemblements, les marches, les rencontres formelles ou officieuses pour répandre ses messages et ce à quoi l’on croit. Et ces messages doivent prendre des formes d’histoires pour toucher le plus de personnes.
Toujours être en mouvement
Gloria Steinem ne parle pas d’activités physiques et sportives, mais métaphoriquement, la route c’est aussi mettre son corps en mouvement. Chacun peut trouver son propre mouvement, que ce soit de la marche, des postures de yoga ou des kilomètres à vélo. Le fait de trouver une activité qui fait bouger notre corps nous permet de revenir à l’esprit de la route. Ce n’est pas parce qu’on est en mouvement qu’on ne peut pas être ancré. Au contraire, l’ancrage pour certains se crée dans le mouvement du corps.
Créer mon propre nomadisme
À travers son nomadisme, l’autrice nous propose diverses manières de prendre la route. Parfois, on reste enclavé dans des systèmes de pensées en croyant que c’est impossible, alors que pas à pas, on peut créer sa propre manière de fonctionner. Ce qui est essentiel également, c’est que ces nomadismes peuvent évoluer avec le temps.
Alors demain, mon nomadisme prendra sûrement la forme de voyages réguliers à l’étranger pour rencontrer des femmes âgées et comprendre leur vie, pour déployer des documentaires sur les mémoires des humains qui peuplent ce monde, et transmettre ces regards à travers des histoires plurielles pour répandre mes messages comme j’ai commencé à le faire cette année dans mon podcast sur la transmission entre les générations. Chaque action sera basée sur l’écoute de la parole des gens pour les comprendre mais aussi pour fédérer. Et dans mon sac, je mettrai ma fille pour qu’elle ouvre les yeux sur la beauté de ce monde. Finalement, nous n’avons qu’à prendre la route pour commencer à écrire notre aventure et nous laisser parfois un peu guider.
4. Mes citations-mantras
Deux phrases résument bien les conséquences de l’état d’esprit de la route que propose Gloria Steinem.
« Approchez-vous du problème que vous voulez résoudre. Changez le récit. Gardez l’espoir. Soyez prêt à faire des choses dérangeantes. »
La route, c’est quitter la passivité pour regarder, observer, échanger, aller creuser et comprendre ce qui semble injuste, incompréhensible, accepter de déranger, briser les anciens modèles qui nous aliènent, et surtout goûter aux joies de l’aventure et de l’invention.
« Quand les êtres humains sont triés au lieu d’être liés, tout le monde est perdant. »
Cette femme qui a participé à la lutte pour les droits civiques à l’époque de Martin Luther King, qui a voyagé en Inde, qui a milité aux côtés des Amérindiens, ne peut que regarder les individus liés les uns aux autres. Quand on segmente, quand on cloisonne les gens par leur âge, leur origine culturelle, leur genre, leur catégorie sociale… on rend le monde stérile, alors que les êtres humains sont à la fois semblables et diversifiés. Quand l’individu accepte qu’il a le monde en lui et qu’il regarde l’Autre en le considérant comme son semblable avec des coloris pluriels, la société ne peut être que gagnante.
5. Ce que ça a changé dans ma vie
En quête de « vieilles femmes sages », j’en ai trouvé une qui me montre que c’est possible. Le témoignage de Gloria Steinem, basé sur son expérience, m’ouvre la voie et m’offre un horizon des possibles plus large et plus dégagé que je ne le pensais. Génération après génération, et souvent sans s’en rendre compte, les femmes en inspirent d’autres par une allure, un discours, un regard, une façon de se positionner. A la question, « Qu’est-ce que cela a changé dans ma vie ? », la seule réponse est de savoir que c’est possible et qu’il ne faut jamais s’arrêter de marcher.
NB : Cet article a été écrit en écoutant Follow the sun de Xavier Rudd. Il peut se lire en écoutant toute playlist ou chanson qui parle de la route.
Ma vie sur la route, Gloria Steinem, Harper Collins, 2019 (traduction par Karine Lalechère).
Illustration : un grand merci à Louise de Lavilletlesnuages