« Les garçons et les filles étaient partout séparés. Les garçons, êtres bruyants, sans larmes, toujours prêts à lancer quelque chose, cailloux, marrons, pétards, boules de neige dure, disaient des gros mots, lisaient Tarzan et Bibi Fricotin. Les filles, qui en avaient peur, étaient enjointes de ne pas les imiter, de préférer les jeux calmes, la ronde, la marelle, la bague d’or. »
Ces trois phrases brutes et précises sont extraites des premières pages du précieux livre Les années d’Annie Ernaux. Une mise en mots percutante qui m’a d’autant plus frappé qu’elle évoquait tout ce que j’avais pu connaître enfant, puis adolescent, dans les établissements scolaires que j’avais fréquentés. Une répartition des sexes absolument inégalitaire, que j’avais déjà en horreur, sans voir encore combien elle procédait de quelque chose de systémique.
Ce récit, l’autrice le tisse de sa petite enfance à Yvetot en Normandie, celui du café-épicerie-maison de ses parents, jusqu’au seuil de sa vieillesse, après une carrière de professeure de littérature à Cergy-Pontoise. Le principe de composition s’articule autour de photos – non publiées dans l’ouvrage –, de souvenirs, les siens qui sont souvent les nôtres. Et m’ont infiniment rappelé les miens, moi qui, du plus loin que je me souvienne, me suis toujours senti interpellé par la place des femmes dans notre société. Gamin, déjà, voir ma grand-mère maternelle entièrement dévouée au bien-être de mon grand-père, comme la plupart de ses congénères, me choquait. Dans la quasi-totalité des familles françaises, ces femmes d’un autre âge, condamnées à supporter toute leur vie le bon vouloir d’un époux plus ou moins tyrannique, n’imaginaient même pas remettre en cause l’ordre établi.
1. Ce que je croyais avant
Le regard aiguisé de la narratrice, sa vie, ses sentiments, sa perception du monde de ces décennies-là, éclairent sur son milieu social, sur la condition des femmes, celles du XXe siècle, et de ses évolutions. En mettant en perspective sa vie et son époque, elle fait d’un destin personnel et de sensations singulières, une histoire universelle.
Quand je l’ai lu, le livre Les années a réveillé d’autres sentiments très personnels, ceux liés aux espoirs de mon adolescence. À l’époque, je me réjouissais d’apercevoir les signes annonciateurs de l’émancipation des femmes. Déjà, je prônais leur accès aux plus hautes fonctions politiques. Envisager la présence d’une femme à l’Élysée, non pas comme « première dame » mais bien comme cheffe de l’État, était souvent interprété par mon père, notamment, comme une provocation de ma part. Quand, sur nos écrans, l’image de Christine Ockrent à la présentation du journal de 20 heures d’Antenne 2 est apparue, j’ai vu le changement se profiler. Petit à petit s’est forgée en moi l’intime conviction que, malgré une hiérarchie tenace entre les femmes et les hommes, l’évolution était inéluctable. Un jour, les femmes exerceraient indistinctement tel ou tel métier, fonction ou responsabilité, et opteraient pour les modes de vie et comportements de leur choix, libérées des assignations, sans que personne ne s’en émeuve. Je n’avais pas encore pris la mesure des obstacles à surmonter ni de l’ampleur des résistances à l’œuvre au sein de la société.
2. Ce que j'ai découvert
Le livre Les années est le fruit d’une longue quête d’Annie Ernaux. Elle a mis littéralement des années à le mûrir, en écrivant d’autres livres, en affinant son écriture et sa pensée. Près de quinze ans après sa publication, ce texte révèle une femme d’une étonnante modernité, en prise et en phase avec des combats ultracontemporains.
Et c’est aussi en cela que ce texte m’est très cher, dans la loyauté aux idéaux qu’il traduit. Ce qui me touche profondément, c’est que l’autrice reste si fidèle à ses valeurs et continue d’aborder les questions fondamentales de notre époque, de la place des femmes, de l’intersectionnalité, du capitalisme et de sa violence notamment. Par sa capacité à traverser les âges sans se trahir, ni trahir les autres, les générations suivantes notamment, Annie Ernaux m’inspire. Elle est un véritable rôle modèle pour moi.
3. Ce que j'ai appris à faire
« La honte ne cessait de menacer les filles. Leur façon de s’habiller et de se maquiller, toujours guettée par le trop : court, long, décolleté, étroit, voyant, etc., la hauteur de leurs talons, leurs fréquentations, leurs sorties et leurs rentrées à la maison, le fond de leur culotte chaque mois, tout d’elles était l’objet d’une surveillance généralisée de la société. »
Cette mémoire féminine et féministe, celle des perceptions, des contraintes, des souffrances, de l’injustice, de la violence, du danger, des disparités subies par les femmes, ce regard sur une société patriarcale et ses ravages, ce vécu dans l’histoire que l’autrice utilise pour passer de l’individuel au collectif, m’ont plongé dans ce qu’on ignore quand on est de l’autre genre, même quand on se ressent comme un homme concerné par ces questions et impliqué en faveur des combats pour l’égalité entre femmes et hommes. Un indicible qui, maintenant que la parole se libère, m’oblige surtout moi à écouter, en tant qu’homme, et à me taire dès que c’est nécessaire.
Trop tourmenté par mes propres angoisses et des questions existentielles autocentrées, j’ai pu m’ouvrir grâce à ce livre à de nouvelles préoccupations, celles qui jusque-là n’étaient pas les miennes. Cette profonde remise en question qui agit chaque jour sur moi a bousculé mes représentations sur ce qui fait le sel de la vie : observer, écouter, chercher à comprendre, sortir de ses croyances pour se décentrer. Je crois que pour être pleinement un homme, dans le sens du genre, il faut cesser d’ignorer tout ce qui n’est pas soi – cette identité « d’homme » –, afin de pouvoir embrasser d’autres normes, d’autres identités.
4. Ce que ça a changé dans ma vie
Quand j’ai tenté de lire une première fois Les Années, je suis passé à côté. Je ne m’y suis plongé qu’après avoir dévoré Écrire la vie, un recueil rassemblant les livres précédents de l’écrivaine, pour saisir la portée et l’intensité de ce qu’Annie Ernaux avait à partager, mêlant autobiographie et regard sociétal. Dans Les Armoires vides et L’Événement, l’autrice aborde ainsi la réalité de l’avortement clandestin, tellement d’actualité qu’une adaptation cinématographique – de L’Événement – en a été faite en 2021.
Car aujourd’hui encore, l’avortement reste suspect et relève aux yeux de la société de la responsabilité féminine. De fait, se préoccuper de la question de la contraception n’est pas encore considéré comme une problématique masculine. Pourtant, les hommes peuvent prendre la main en matière de contraception, et doivent en finir avec leurs jérémiades indécentes, qui les voudraient voués à se laisser piéger et à devenir le jouet des femmes en matière de reproduction. Doit-on leur rappeler le traumatisme, bien réel celui-là, qu’ont vécu les femmes lorsque l’IVG n’était pas légalisée ? Dans Les Années, Annie Ernaux raconte des femmes prisonnières des carcans et exposées à la honte comme quelques-unes l’ont été dans mon entourage.
« Le plus défendu, ce qu’on n’avait jamais cru possible, la pilule contraceptive, était autorisé par une loi. On n’osait pas la réclamer au médecin, qui ne la proposait pas, surtout quand on n’était pas mariée. C’était une démarche impudique. On sentait bien qu’avec la pilule la vie serait bouleversée, tellement libre de son corps que c’en était effrayant. Aussi libre qu’un homme. »
Cette citation du livre de l’autrice illustre l’enjeu de cette mémoire féminine essentielle, et dont tout homme devrait se saisir.
Les Années, d’Annie Ernaux (Gallimard, 2008). Rééd. « Folio » (2010, 256 p., 7,90 €).
Illustration : un grand merci à Louise de Lavilletlesnuages