Lorsque la Fondation des femmes m’a demandé de rédiger une note sur le coût de la séniorité pour les femmes de 45-65 ans, je me doutais que j’allais me retrouver face à mon propre miroir. À 46 ans, me voilà officiellement dans cette catégorie que les entreprises appellent déjà « senior ». Et c’est troublant.
D’un côté, je me sens mieux dans ma peau qu’il y a vingt ans. J’aborde les deux prochaines décennies de ma carrière avec de l’enthousiasme et une clarté nouvelle. De l’autre, impossible d’ignorer cette peur sourde qui grandit en moi: vais-je devenir invisible? Va-t-on me juger ringarde? Cesser de me solliciter pour des conférences, des projets auxquels j’aspire à participer ?
Cachez, madame, cet âge que je ne saurais voir
Car voilà ce que révèle le travail que j’ai effectué pour rédiger cette note, publiée ce jeudi 12 juin: nous vivons un paradoxe saisissant. La mi-vie est un moment de grande lucidité pour les femmes. Mais c’est précisément à ce moment-là que la société nous rend invisibles. Nous disparaissons des radars au moment même où nous pourrions être les plus utiles.
Cette invisibilisation n’est pas que symbolique: elle a un coût économique vertigineux. L’écart salarial avec les hommes bondit de 23,8% à 29,4% après 55 ans. Au total, sur 20 ans, entre 40 et 60 ans, les hommes ont accumulé 157 245 euros de plus que les femmes sur la base des revenus individuels identifiés par l’Insee.
Et quand un sixième des 55-69 ans se retrouvent «ni en emploi ni en retraite», les femmes représentent 60% de ces oubliés. Derrière ces chiffres se cache une réalité brutale: nos carrières s’effondrent quand celles des hommes atteignent plus souvent leur apogée.
Nous sommes environ 9 millions de femmes de 45 à 65 ans en France. Un groupe démographique en forte croissance. Avec l’expérience, nous portons un regard critique et éveillé sur le coût invisible de la maternité, des séparations, de l’aidance. Mais au moment précis où notre lucidité atteint son sommet, la société détourne le regard.
À l’image de Cassandre dans la mythologie grecque, condamnée à prédire l’avenir sans jamais être crue, les femmes de cette génération voient avec justesse les injustices qu’elles ont traversées, mais dans les médias, la politique ou les organisations, leur parole reste marginalisée, comme si leur clairvoyance dérangeait.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes: les femmes de plus de 50 ans ne représentent que 18% des personnes visibles dans les médias, alors qu’elles constituent 41% de la population.
Dans le recrutement, 68% des cabinets considèrent l’âge comme un facteur potentiellement discriminant, et 78% évoquent l’apparence physique comme un frein à l’embauche des femmes seniors. On ne veut ni les voir, ni les entendre.
Les effets contrastés de l’ancienneté
Contrairement aux hommes qui voient leurs conditions de travail s’améliorer avec l’ancienneté, nous, femmes de 45-65 ans, connaissons souvent un décrochage ou une dégradation. Nos carrières, déjà hachées par la maternité, s’enlisent davantage. Nous sommes 33,7% à travailler à temps partiel (contre 11% des hommes), et plus de la moitié d’entre nous prendrons notre retraite après avoir connu des périodes de non-emploi.
Nos revenus stagnent quand ceux de nos collègues masculins progressent. Quand un homme quinquagénaire accède à des responsabilités qui l’éloignent des tâches les plus pénibles, sa collègue du même âge reste souvent cantonnée aux mêmes fonctions, subissant une usure accrue.
Pression sur la génération-sandwich
Les femmes constituent souvent la « génération sandwich », prise en étau entre des enfants encore dépendants et des parents vieillissants. Il y a 11 millions d’aidants en France, dont 60% sont des femmes. Or 43% des femmes aidantes ont dû arrêter de travailler. Et le retour à l’emploi — quand leur situation évolue — relève du parcours de la combattante. Il n’est pas rare qu’elles doivent baisser les bras en attendant l’âge légal de la retraite.
La grand-maternité, souvent sous-estimée, représente à elle seule 23 millions d’heures de garde hebdomadaires. Un travail gratuit et invisible qui pèse sur nos carrières, même quand il est effectué avec plaisir et avec amour.
Ni salariée, ni retraitée: la zone grise
Cette précarisation progressive conduit à une véritable bombe sociale. L’écart de pension entre femmes et hommes reste massif: 38% en défaveur des femmes. Résultat: 70% des retraités pauvres sont des femmes.
Les réformes successives des retraites, en allongeant la durée de cotisation et en repoussant l’âge légal de départ, ont multiplié les situations de «ni en emploi ni en retraite» et plongé de nombreuses femmes dans un purgatoire invisible.
Derrière ce phénomène se cachent des trajectoires marquées par l’usure professionnelle, les problèmes de santé chroniques et un profond sentiment d’exclusion sociale.
Or, c’est précisément parce que la question de la santé reste un angle mort des politiques de l’emploi des seniors, que cette bombe sociale enfle silencieusement. On parle de travailler plus longtemps, mais on ignore trop souvent dans quel état.
Au travail, une santé à mieux prendre en compte
Ainsi, la ménopause reste taboue au travail. Seules 30% des salariées osent en parler à leur employeur. Une «pénalité de la ménopause» handicape la carrière des femmes seniors: une récente étude britannique révèle qu’elles subissent en moyenne une baisse de 4,3% de leurs revenus dans les quatre années suivant un diagnostic de ménopause – une perte qui atteint 10% la quatrième année. Bouffées de chaleur en réunion, troubles du sommeil qui affectent la concentration, sautes d’humeur mal gérées: ces symptômes sont minimisés ou ignorés par les employeurs.
Les troubles musculo-squelettiques (TMS) touchent davantage les femmes (60% des cas), avec un indice de gravité trois fois plus important. Pendant que les accidents du travail masculins baissent de 27%, les nôtres augmentent de 40%. Ces TMS surviennent plus tôt dans la carrière des femmes et sont souvent liés aux gestes répétitifs des métiers féminisés: caissières, aides-soignantes, agentes d’entretien.
En somme, la pénibilité du travail féminin, qui concerne massivement les femmes seniors, reste largement invisible car elle ne correspond pas aux critères pensés pour les métiers masculins industriels.
9 pistes de transformation
Nous, femmes de plus de 45 ans, représentons plus d’un quart de la population française. Nous formons un groupe démographique plus riche, plus nombreux, plus influent qu’auparavant. Nous n’avons pas envie de « disparaître » ni de subir ce que Sophie Dancourt appelle le «syndrome du couvent», cette injonction silencieuse à nous faire discrètes.
En conclusion, la note de la Fondation des femmes rappelle que cette précarité n’est pas une fatalité. Elle évoque 9 leviers d’actions, dont certains sont heureusement déjà à l’œuvre, notamment grâce à l’engagement d’entreprises, d’associations, du Club Landoy précurseur sur le sujet des seniors au travail et des aidants, et qu’il faudrait diffuser encore plus largement.
1-lancer une campagne nationale contre les inégalités subies par les femmes seniors. Exemple : intégration dans la Charte 50+ du Club Landoy d’engagements encore renforcés sur les femmes.
2-faire en sorte que l’aidance compte dans le calcul de la retraite.
3-prendre en compte la pénibilité de certains métiers féminins.
4-repenser les métiers du care pour limiter l’usure.
5-protéger les droits des temps partiels contraints.
6-renforcer la recherche sur la ménopause.
7-former les médecins du travail aux enjeux de la ménopause.
8-rendre visible les « ni en emploi ni en retraite ».
9-créer des congés aidants et grands-parents.
Car oui, notre invisibilisation a un coût. Un coût pour nous, mais aussi pour la société entière qui gaspille nos compétences, notre expérience, notre potentiel. Il est temps de chausser les lunettes du genre ET de l’âge pour voir enfin ce qui fragilise plus d’un quart de la population. Et pour que les générations qui nous suivent n’héritent pas de cette injustice systémique.