« En tant qu’homme, je n’ai pas le droit à l’erreur »
Pour organiser l’interview, il a fallu jongler avec son emploi du temps chargé. « Je travaille 70 heures par semaine », souffle-t-il. Épilation, soins du visage et du corps, ongles et maquillage… Kevin multiplie les prestations et son téléphone n’arrête pas de sonner. « Mes clients sont quasiment tous des fidèles qui me suivent depuis des années. Ils prennent rendez-vous par texto ! » Être un homme dans le monde feutré de la beauté comporte son lot de défis, mais cela offre l’avantage de se démarquer de la concurrence. « Les clientes et les clients viennent parce que je suis… un homme », reconnaît-il volontiers.
Avant d’exercer le « métier de ses rêves », Kevin a d’abord embrassé une carrière dans la restauration et le tourisme. Après un baccalauréat hôtellerie, il travaille comme barman dans une discothèque et serveur dans un restaurant et au sein d’une grande chaîne hôtelière. Très vite, il est frustré par le contact avec la clientèle : « C’est du travail à la chaîne, il faut du rendement. On ne discutait pas vraiment avec le client, alors que moi j’avais envie d’un contact humain plus profond ! »
Une frustration qui le pousse à envisager une reconversion à tout juste 20 ans. Le maquillage s’impose tout de suite. Depuis l’adolescence, il est fasciné par les rouges à lèvres et les produits de beauté de la trousse de maquillage de sa mère. Dans la salle de bain, quand il aime se transformer, devenir quelqu’un d’autre, le maquillage lui offre la liberté de se découvrir. « Je rêvais de devenir make-up artiste, de représenter une grande marque, de travailler sur les défilés », explique-t-il. Mais le milieu est difficile d’accès. Pour mettre toutes les chances de son côté, il entame trois formations en même temps. Un CAP esthétique, un diplôme de maquilleur professionnel et un diplôme de styliste ongulaire. « En tant qu’homme, je n’ai pas le droit à l’erreur. Je dois faire plus, prouver plus. Je ne peux pas me contenter d’un travail lambda sinon je coule ! »
Le chouchou de la classe
Lors d’un stage dans un institut de beauté, il découvre le travail en cabine et les soins du corps. Une révélation. Dans ce tête-à-tête avec la clientèle, son hypersensibilité et son tact font des merveilles. « On est un peu comme des psychologues ! », plaisante-t-il. Être esthéticien, c’est entrer dans l’intimité des gens. Dans la cabine, les langues se délient. « Les clients dévoilent leur jardin secret », raconte Kevin.
Il poursuit sur un brevet professionnel en esthétique pour se former aux massages, drainages lymphatiques, et autres modelages sculptants. Sur les bancs de sa formation, il n’y a que des filles. « J’avais peur de leurs réactions car là on travaille sur le corps. Mes profs m’avaient d’ailleurs demandé de venir chaque semaine avec mon modèle au cas où les filles refuseraient de travailler avec moi. » Mais sa présence ne provoque aucun commentaire. Au fil du temps, il devient même la coqueluche de la classe. « C’est vrai que j’ai tissé des liens privilégiés avec les profs et la directrice… Et c’est vrai que le fait d’être un homme m’a pas mal aidé ! »
Poussé à grimper les échelons
Une fois son brevet en poche, il se voit encouragé par l’équipe pédagogique à poursuivre ses études en BTS pour devenir manager. « C’est culturel, dès qu’il y a un homme, on le pousse à grimper les échelons, à passer dans l’encadrement », explique-t-il. Mais Kevin en a assez des études. Il préfère se lancer dans le monde du travail. La directrice du spa où il vient de terminer son alternance lui propose immédiatement le poste de responsable d’institut. Du jamais vu pour un jeune diplômé !
Il faut dire que sa présence attire la clientèle. « Je ne suis pas en compétition avec les femmes, je peux me permettre de leur donner mon opinion plus librement. Elles cherchent mon regard et mon avis. » Les hommes, eux, viennent pour son savoir-faire. « Dans les cours d’esthétique, on n’apprend rien sur la peau ou sur le corps masculin. Alors, forcément, j’ai une longueur d’avance sur mes consœurs ! » Certains font même plus de deux heures de trajet pour une épilation du dos ou un soin du corps.
Une précarité indifférente au genre
Kevin a bien conscience que ses clients n’attendent pas la même chose. « Les femmes veulent être rassurées et mises en valeur. Tandis que les hommes vont faire plusieurs soins d’un coup car ils ont besoin d’une soupape de décompression, d’une échappatoire. »
Au fil des mois, les liens se créent, se renforcent. Quand il démissionne de l’institut, ses clients lui envoient par la poste des annonces de locaux disponibles pour l’inciter à monter son entreprise. « Ils m’ont poussé à m’installer à mon compte », assure-t-il.
Sa boutique située place de Jaude, en plein centre de Clermont-Ferrand, ne désemplit pas. En dépit de la période économique difficile, il peut compter sur une clientèle ultra fidèle. Pourtant, côté salaire, être un homme ne change rien à la précarité. « Quand je travaillais en salon, j’étais au SMIC. Depuis que j’ai lancé mon activité, je touche une allocation de Pôle emploi mais j’espère me dégager un salaire bientôt. » En attendant, il continue de chouchouter les hommes et les femmes qui franchissent le pas de sa petite boutique. Preuve que la beauté n’a pas de sexe !
Illustration : un grand merci à Marie Lemaistre et l’agence Fllow
Série Vives : Des hommes dans les métiers dits de femmes