Toujours difficile de sortir du silence
« Assumer son cancer », au sens d’en parler librement, ce ne doit pas être une injonction supplémentaire envers celles qui ont déjà tant d’épreuves à affronter simultanément. Il n’y a pas de bon ou de mauvais moment pour en parler. Et on peut aussi préférer le garder pour soi. Par ailleurs, tous les univers professionnels ne se valent pas : il reste hélas des cultures dans lesquelles la maladie est vue comme une « faiblesse » et vous pouvez craindre qu’elle ne soit utilisée contre vous.
J’ai discuté avec trois femmes qui ont affronté le cancer du sein et ont choisi d’en parler en public. Deux d’entre elles ont fait le choix de l’assumer dès le diagnostic ou les premiers traitements, afin de partager l’information en toute transparence dans leur cadre professionnel. La troisième en a parlé des années plus tard pour aider d’autres femmes à mieux surmonter cette épreuve. Le moins que l’on puisse dire, c’est que j’ai été très impressionnée par les récits de ces femmes…
L’effet Kylie Minogue
Certaines d’entre vous s’en souviennent peut-être : en 2005, la chanteuse Kylie Minogue a osé parler de son cancer du sein en public. La chose était alors suffisamment rare pour qu’elle marque les esprits. De manière remarquable, le fait qu’une star de 36 ans assume sa maladie dans les médias a eu un effet mesurable sur le nombre de dépistages qui ont été pratiqués dans les mois qui ont suivi. On a alors parlé d’« effet Kylie ».
Et s’il y avait quantité d’effets de cet ordre-là quand des femmes, même anonymes, parlent de ce qu’elles traversent à leur entourage et sur les réseaux sociaux ? C’est probable. Les femmes avec qui j’ai discuté partagent toutes cette volonté de sensibiliser les autres, de faire avancer le dépistage et de faire mieux connaître les difficultés rencontrées, qu’elles soient sanitaires ou professionnelles, afin que leur expérience douloureuse puisse au moins servir à d’autres personnes.
Parmi les femmes que j’ai rencontrées, Pauline Trequesser, fondatrice du collectif de freelances Co.sme à Bordeaux, a choisi de partager son histoire sur les réseaux sociaux dès le début, chaque nouveau post étant une occasion de sensibliser les autres : « C’est l’histoire du cancer d’une jeune femme de 32 ans. Il faut que les jeunes sachent que cela peut arriver. » Elle prolonge aujourd’hui cette mission avec son podcast Puissance Care, créé pour « les entrepreneurs qui veulent prendre soin d’eux, des autres et de leur environnement », dans lequel elle aborde avec ses invités les thèmes de la maladie et de la santé mentale au travail.
Quant à Corinne Gicquel, elle a fait de l’accompagnement des femmes sa raison d’être professionnelle puisqu’avec Reconversion en franchise, elle fait découvrir un mode de création d’entreprise (la franchise) qui permet aux femmes de ne pas partir de zéro. Corinne a tourné la page du cancer il y a des années mais ce n’est qu’aujourd’hui, plus de dix ans après, qu’elle en parle publiquement à travers une opération de collecte de dons menée avec l’association La Niaque créée pour accompagner les femmes qui veulent « se réinventer et rebondir après la maladie pour une réhabilitation pleine et entière. »
En parler au travail : une aide pour soi et les autres
Assumer son cancer publiquement, cela présente une dimension altruiste mais cela peut aussi aider celles qui le font. Adeline Attia, fondatrice du cabinet d’études UBTrends, a fait sur LinkedIn son « coming out » en y écrivant une lettre extraordinaire. On y perçoit sa volonté généreuse et farouche de faire bouger les lignes sur les maladies rendues “invisibles”, de libérer la parole et de se battre ensemble.
Le cancer bouleverse le travail et la relation au travail, Adeline Attia en témoigne, elle qui a appris à « prendre l’incertitude et l’improvisation comme de nouvelles boussoles ». « Maintenant, pro et perso, tout est mélangé. Le blabla m’est devenu pénible et j’aspire à des relations authentiques. Assumer sa fragilité, cela permet aussi de demander de l’aide et d’obtenir plus de compréhension. Par exemple, je peux dire à mon interlocuteur que je ne me sens pas assez bien pour participer à la réunion prévue » explique-t-elle. Elle ajoute que c’est un équilibre délicat à trouver car elle ne souhaite pas non plus n’être qu’une malade aux yeux des autres : « J’en parle, mais je ne suis pas que cela. »
Pour Corinne, en parler maintenant, c’est aussi une thérapie : « Le cancer, ça bouleverse l’existence à plusieurs niveaux. On a peur de perdre son travail, peur de ne plus progresser. » Pauline aussi en est convaincue : « c’est thérapeutique. Ça m’a fait beaucoup de bien d’en parler ouvertement. Ça m’a donné de la force. »
En outre, cela peut être commode au travail car tout le monde a le même niveau d’information. Quand on est dans un climat de confiance, cela permet aux collègues de prendre le relais si la malade ne peut plus assurer professionnellement. « J’ai voulu baisser la charge mentale de mes amis et de la famille, qu’il n’y ait pas de peur et de non-dit, qu’on ne se demande plus s’il faut le dire à telle personne ou telle autre » raconte Pauline. Pour elle, il s’est aussi agi de gérer elle-même son image professionnelle : « J’avais des clients, des marchés en jeu. Cela a été ma communication de crise à moi. »
Qui est cette personne que je vois dans le miroir ?
Vivre une maladie grave, c’est connaître des changements profonds, en soi et dans le regard des autres. À bien des égards, cela présente des défis d’ordre identitaire. Qui est cette personne dont je vois le reflet dans le miroir ? La perte de cheveux due à la chimiothérapie, les effets secondaires des traitements (sur la peau notamment), la fatigue, les éventuelles opérations… Tout cela remet en question l’image que l’on se fait de soi-même. Comme pendant une phase de transition hormonale (puberté, ménopause), les changements sont trop rapides pour qu’on ait le temps de les intégrer assez vite et de faire évoluer cette représentation.
La perte de contrôle sur le corps et sa prise en charge met la patiente à la merci du corps médical. Le mot patient vient du latin “pati” qui signifie “endurer”. C’est la même étymologie que passivité. Or rester passive, c’est particulièrement difficile pour celles qui ont l’habitude de tout contrôler et pour celles qui s’enorgueillissent d’être battantes, dynamiques et entreprenantes ! « Chimio, immuno, radio, opération… c’est une prise en charge militaire depuis mon diagnostic. L’équipe médicale est excellente. Je suis passive. Je n’ai pas le choix » raconte Adeline. Elle ajoute : « L’information est absolument défaillante. Et les gens qui donnent l’information ne sont pas des médecins ».
C’est à la fois pour conserver un semblant de contrôle de son image et pour partager l’information sur les petits défis « ordinaires » de la maladie que Pauline a utilisé Instagram. C’est bien simple : aucun aspect de la vie n’est vraiment épargné car le bouleversement identitaire balaie tout sur son passage. Souvent, il ajoute des difficultés financières : « une jolie perruque (avec des cheveux qui ressemblent à de vrais cheveux), ça coûte une fortune », explique Corinne.
Concilier cancer et travail : chacune son modèle
Toutes sont d’accord là-dessus : gérer un cancer est une charge mentale considérable qui perturbe totalement la vie professionnelle. En la matière, il y a autant de modèles que de malades. De nombreuses salariées sont en arrêt maladie le temps des traitements et tentent de séparer les choses de la manière la plus nette possible. D’autres choisissent de continuer de travailler en adaptant leur charge de travail de manière flexible en fonction de leur état et de leurs traitements, auquel cas elles partagent souvent avec leurs collègues des informations sur leur état de santé et les traitements qu’elles subissent.
C’est plutôt encourageant : les ressources humaines jouent un rôle de plus en plus important dans l’information, l’accompagnement et le maintien du lien avec les employés malades. D’après une étude Malakoff Humanis, 45% des patientes se sentent suffisamment informées sur les aides disponibles mais 56% estiment que les entreprises devraient offrir un soutien plus important encore aux salariés atteints de cancer. Près de la moitié des femmes estiment que la maladie a un impact sur leur évolution de carrière.
Elles sont nombreuses à n’avoir pas repris le travail un an après la fin du traitement. Pour faciliter la réintégration, elles peuvent obtenir des aménagements de poste ou un mi-temps thérapeutique. L’anticipation est essentielle, tout comme le soutien managérial. Quand l’absence est longue, la salariée aura d’autant plus besoin d’accompagnement dans sa réintégration qu’elle n’est plus la même personne. Sur la durée, un·e mentor peut faire toute la différence.
Indépendantes : pour assumer, il faut s'assurer
Pour les entrepreneures et les travailleuses indépendantes, les tracas administratifs et pertes de chiffre d’affaires peuvent provoquer des drames financiers. « C’est un cauchemar administratif quand on est entrepreneure » dit Adeline. Quant à Corinne, elle a traversé un enfer financier, professionnel et administratif après son diagnostic.
« La plupart des femmes entrepreneures n’ont pas pensé à la prévoyance, insiste Corinne. Quand je suis tombée malade, je n’avais pas de chômage. Il a fallu que j’aille frapper à toutes les portes, que j’aille voir une assistante sociale. Alors que j’étais seule avec deux enfants, j’ai été demander de l’aide à la Ligue contre le cancer. »
Les trois femmes sont unanimes là-dessus : quand on n’est pas salariée, il est essentiel de s’assurer pour faire face aux situations où l’on est incapable de travailler. L’assurance prévoyance garantit une stabilité financière en cas d’arrêt de travail dû à une maladie ou un accident. Hélas, beaucoup d’indépendantes et d’entrepreneures ne se rendent pas compte de l’importance de cette assurance. Pour Corinne, Adeline et Pauline, la sensibilisation ne doit pas s’arrêter au sujet du dépistage : elle doit aussi concerner ces aspects assurantiels moins connus.
Reprendre sa vie avec une nouvelle compétence
On pourrait penser qu’une fois les traitements terminés et la rémission assurée, c’est le moment de tout oublier pour reprendre une vie normale. Impossible, selon Pauline : « Après le cancer, on est obligé de se prendre en main “comme avant” mais on n’est plus la même personne. » Elle s’estime « fragile face aux nouvelles épreuves, aux nouveaux cailloux dans la chaussure. »
J’ai tendance à penser que cette sensibilité nouvelle et la volonté d’aller à l’essentiel sont davantage des forces que des faiblesses. Comme le conclut Corinne, « le combat contre le cancer, c’est une compétence ».
Illustration : un grand merci à Laurence Bentz et l’agence Virginie