Déjouez les pièges des nouveaux modes de travail
La grande transformation du travail que nous vivons depuis le printemps 2020 nous a montré que les réponses à ces questions n’étaient pas si simples. Si l’économiste Nicole C Mason a appelé “Shecession” la crise de l’an dernier, c’est parce que les femmes ont pris cher avec cette pandémie. Le confinement domestique n’a pas été bon pour leur carrière. Les corvées non rémunérées leur laissent toujours moins de temps pour leur vie professionnelle. Et les employeurs utilisent le prétexte des tâches parentales pour leur faire passer les promotions sous le nez.
Certes, le télétravail s’accompagne de nombreux avantages dont les femmes profitent tout particulièrement. Une plus grande maîtrise de l’organisation de notre temps peut nous permettre de mieux jongler entre les différentes contraintes professionnelles et familiales, voire d’intégrer les temps de vie pour mettre fin à une séparation qui a toujours été artificielle. Le télétravail autorise une plus grande productivité. Avec lui, certaines femmes peuvent parfois éviter le piège de ces postes à temps partiel qui les appauvrissent. Enfin, elles se libèrent de certains maux du bureau —les jeux politiques, le présentéisme, les blagues sexistes, le harcèlement— dont elles font davantage les frais.
« Le télétravail féminin pourrait renforcer encore les inégalités »
Mais c’est précisément parce que les femmes (et surtout les mères) ont tant à gagner avec le télétravail qu’il risque fort de se retourner contre elles. Dans un monde du travail encore inégalitaire où la culture du présentéisme reste forte, il risque de se produire avec le télétravail ce qui s’est produit avec le temps partiel. Il pourrait devenir un “truc de bonnes femmes”, c’est-à-dire un choix interprété par les entreprises comme un manque flagrant d’ambition. Les managers y verraient la preuve du moindre engagement professionnel de celles qui en font la demande et le prétexte à de moindres rémunérations et opportunités de promotions.
Avec l’expérience d’un confinement forcé, il est devenu plus difficile de nier à quel point la répartition des tâches domestiques reste inégalitaire au sein des foyers. Dans ce contexte, le télétravail féminin pourrait renforcer encore ces inégalités. “Puisque je suis à la maison, je peux bien faire quelques lessives et nettoyer la salle de bain !” Avant la pandémie, selon une enquête INSEE de 2012, les femmes prenaient en charge en moyenne 72% des tâches ménagères et 65% des tâches parentales, ce qui représentait plus d’une heure trente de plus par jour que les hommes. Hélas, il n’est pas impossible que cet écart se soit creusé avec la pandémie.
J’en ai souvent fait l’expérience: pour moi, le meilleur moyen de consacrer moins de temps aux corvées domestiques, c’est de travailler hors de la maison! Comme ces écrivains dont Virginia Woolf faisait partie qui nourrissaient leur génie créatif dans une cabane au fond du jardin, de nombreux télétravailleurs cherchent la concentration dans des lieux extra-domestiques: des espaces de coworking, le café du coin, le logement de quelqu’un d’autre…
On peut espérer que le télétravail est maintenant davantage pris au sérieux que son ancêtre pré-Covid. Mais dans un contexte “hybride”, sera-t-il aussi considéré que le travail “présentiel” des assidus du bureau? Si les femmes sont plus nombreuses que les hommes à le choisir, ne risque-t-il pas d’accentuer aussi les inégalités professionnelles? Comme le souligne une étude américaine de l’Université de Stanford, 32% des mères actives américaines voudraient ne plus mettre les pieds au bureau, contre seulement 23% des pères. Une étude britannique met en garde contre un bureau “hybride” qui pourrait devenir plus masculin si le travail flexible est l’apanage des mères. L’avenir du bureau rappellera-t-il les années 1950?
« La machine à café, c’est du temps investi pour renforcer son réseau de relations pour progresser demain. »
Il existe une autre raison de se méfier du télétravail exclusif. Les relations que l’on développe de manière formelle et informelle dans un espace partagé constituent un “capital” précieux au travail. Quand on connaît l’équipe, on est plus performant et mieux informé. On se rappelle au souvenir des collègues et managers pour éviter de passer à côté des beaux projets et des promotions. La confiance affective que l’on accroît avec ses collègues, à force de repas et de petits moments d’intimité partagés, est comme une “rente” qui permet de mieux travailler à distance quand c’est nécessaire. En bref, la machine à café, c’est du temps investi pour renforcer son réseau de relations pour progresser demain.
Ce réseautage de tous les jours, auquel les hommes consacrent plus de temps en moyenne, est indispensable. Loin d’être une perte de temps, c’est un investissement pour la carrière. Sans ces liens, on risque de se priver de nouvelles opportunités de carrière et on pourrait même accroître sa dépendance vis-à-vis de l’employeur qui “tolère” la flexibilité et le travail à distance. Cela peut sembler paradoxal, mais les femmes ont donc intérêt à passer plus de temps au bureau pour développer ce “capital” de relations qui leur permettra de s’émanciper du bureau.
Là où le management est toxique et le présentéisme est la norme, les personnes dont les réseaux sont les plus solides peuvent plus facilement dire “Merci mais non merci”, pour reprendre le titre du livre de Céline Alix consacré à toutes ces femmes brillantes qui quittent des carrières traditionnelles pour mieux travailler autrement. Quand on se lance à son compte, les premiers clients et partenaires sont souvent les anciens collègues et managers que l’on a appris à connaître hier au bureau. Finalement, aller au bureau aujourd’hui, c’est peut-être le meilleur moyen de ne pas être forcé d’y aller demain.
Illustration : Marie Lemaistre et Fllow pour ViveS