La Québécoise Stéphanie Harvey, plus connue sous le nom de Miss Harvey, est championne à plusieurs titres. Cette gameuse surdouée a remporté plusieurs fois le championnat du monde de Counter-Strike, une série de jeux vidéo de tir dans lesquels deux équipes s’affrontent pour empêcher (ou perpétrer) un acte terroriste. Experte en jeux de tir, elle a travaillé en tant que conceptrice chez Ubisoft, l’entreprise française de développement de jeux vidéo la plus iconique. Elle a mené des équipes, accompagné, formé et inspiré des générations de gameuses et gamers. Elle a pris très à coeur sa mission de rôle-modèle féminin. Militante, elle œuvre activement pour une cyber-citoyenneté plus harmonieuse, un monde virtuel dans lequel on combat l’intimidation et le sexisme, où bien-être et sécurité sont la norme. Autant dire qu’on ne fait pas plus badass que Stéphanie Harvey. Après notre échange, j’ai eu envie de shooter des plafonds de verre avec elle !
« Trouve-toi donc un vrai job ! »
Gameuse professionnelle, ça n’était pas une carrière envisageable quand Stéphanie a commencé à travailler. Il lui a fallu tout inventer de A à Z. Et à 37 ans, désormais « chief culture officer » dans une entreprise américaine d’e-sport, elle continue d’ouvrir la voie et de conquérir de nouveaux territoires. D’ailleurs, elle serait bien incapable de dire où elle sera dans cinq ou dix ans…
Le déclic du jeu, elle l’a eu très tôt. Alors que « tout était genré à cette époque », ses parents lui ont fait le cadeau d’une éducation non sexuée. Elle avait « autant de poupées Barbie et de robes que de Lego et de figurines Tortues Ninja ».
Jamais ses parents ne lui ont dit que les jeux vidéo étaient réservés aux garçons. Pour ses 6 ans, son père a même remué ciel et terre pour lui dénicher une copie du jeu Super Mario Kart alors qu’il n’était plus disponible en magasin. Quand elle commence à devenir une athlète des jeux de tir, le soutien de ses parents n’a pas été évident : est-ce bien raisonnable ? Gameuse, ce n’est pas un « vrai job » ! Certes, les compétitions d’e-sport existaient déjà, rares cependant étaient les individus qui pouvaient prétendre gagner leur vie avec…
Mais Stéphanie est passionnée. Elle trouve dans le jeu vidéo une source de joie inépuisable. Sa découverte du jeu de Counter-Strike agit comme une révélation. Comme l’explique la psychologue américaine Rachel Kowert, spécialiste des jeux vidéo : « un bon jeu donne un sentiment d’accomplissement, de compétence et d’appartenance. On a le sentiment de progresser et d’être en lien avec les autres ».
Stéphanie fait le choix de poursuivre ses études en architecture, tout en s’entraînant pour la compétition… au point de s’épuiser. « Cette expérience est l’une des grandes raisons pour lesquelles je suis militante pour l’implantation de programmes parascolaires structurés en jeux vidéo », « personne ne m’a parlé de prévention de blessures, de surmenage, de gestion du stress, de soutien mental… » Aujourd’hui, les joueurs professionnels s’entraînent comme des athlètes. La montée spectaculaire du sport électronique a permis à de nombreux adeptes de ne plus faire que cela. Mais la première génération de gamers professionnels n’a connu ni modèle ni structure pour la soutenir.
Au fur et à mesure, les gamers sont devenus cools et les perspectives de revenus sont apparues. Grâce à ses victoires, Stéphanie attire l’attention des médias et des acteurs des jeux vidéo. Elle devient testeuse pour Ubisoft, puis conceptrice. Elle finit par gérer tout un portefeuille d’activités diversifiées autour de sa passion : joueuse, enseignante, influenceuse, militante, développeuse, personnalité médiatique… Capitaine de sa carrière, elle navigue dans un univers qu’elle contribue elle-même à enrichir.
Beaucoup de joueuses… et beaucoup de sexisme
Parmi les joueurs d’aujourd’hui, on compte de nombreuses femmes. Elles représentent presque la moitié des joueurs réguliers dans le monde. La parité, en somme. Hélas, 40% d’entre elles disent avoir déjà été victimes de sexisme. Une récente enquête de l’Ifop sur le sexisme dans le jeu vidéo évoque les insultes, remarques sexistes, agressions verbales, menaces ou commentaires obscènes que tant de joueuses disent avoir subis. Née en 2014, le Gamergate, une série de polémiques dans le monde du jeu vidéo transformée en campagne de harcèlement sexiste contre des femmes journalistes et développeuses, a mis le sujet à la Une. Les développeuses de jeux Zoë Quinn et Brianna Wu et la critique féministe Anita Sarkeesian sont ciblées avec des menaces de viol et de mort.
Dans son entreprise, Stéphanie tombe des nues : coincée dans l’ascenseur avec un collègue masculin, elle parvient de justesse à échapper à une agression sexuelle. Si elle se dit fatiguée d’être « la victime » — « je suis une survivor, je fonce, j’apprends, j’avance » — elle comprend vite que les médias et le public la voient comme un rôle modèle. Elle se forge donc une opinion sur le sujet. Elle s’affirme de plus en plus féministe et réalise qu’elle peut inspirer et accompagner de nombreuses femmes. Plus tard, elle fonde avec une amie la plateforme Misscliks avec le désir d’améliorer encore la visibilité des femmes dans la culture geek.
Pour les femmes qui développent des jeux vidéo dans des univers souvent hostiles, où le harcèlement est couvert par le silence — de peur de compromettre sa carrière, on ne dit rien — et aboutit donc à l’impunité, il est important de libérer la parole et de fédérer les alliés. Stéphanie a sa technique : « le plus important, c’est de savoir comment désamorcer les situations très rapidement. La meilleure façon de mettre fin à des gestes ou paroles déplacées, c’est de réagir vite, de manière ferme mais néanmoins légère : “les commentaires de cette nature, ça n’a pas sa place ici, revenons au sujet”, “ Hé Bob, on n’utilise pas ce mot-là ici ”… ça permet à tout le monde de comprendre qu’il y a des choses qui ne se font pas. C’est davantage de l’éducation que de la réprimande. Ça allège le sujet. On peut en parler plus facilement ».
Dans les entreprises comme sur les plateformes, il est essentiel que les femmes qui dénoncent leurs agresseurs soient davantage protégées. Quand elles ne sont pas agressées, c’est leur autorité et leur légitimité qui sont dénigrées : « en contexte de travail, on tient souvent pour acquis que l’homme est talentueux jusqu’à ce qu’il échoue, alors que c’est l’inverse pour la femme », « j’ai dû batailler toute ma carrière parce qu’on partait du principe que je ne connaissais rien à ce que je faisais ». Pour faire avancer les choses, Stéphanie en est convaincue, il faut d’abord miser sur la solidarité féminine.
Militante de la cyber-citoyenneté
« On devrait tous mieux comprendre et connaître les conséquences de nos actes en ligne ». « Les impacts de la cyberintimidation sont sous-estimés et affectent la jeunesse comme jamais auparavant. » Depuis plusieurs années, Stéphanie a fait de la cyber-citoyenneté l’un de ses principaux chevaux de bataille. Pourquoi y a-t-il tant de toxicité en ligne ? Comment se fait-il que l’on n’ait pas encore réussi à imposer des règles de vie commune pour permettre à chacun de naviguer et jouer sereinement ? Il reste beaucoup d’éducation à faire et de combats à mener.
« Tout le monde peut avoir un impact maintenant sur son entourage. Chacun de nous est un acteur de changement à un niveau différent, ne serait-ce que par notre comportement en ligne, assure la gameuse. Ce qui marche le mieux avec les trolls, par exemple, c’est de les couvrir de gentillesse, d’aller leur parler… » Et d’alerter sur les dangers d’une vie dominée par le virtuel. « Les interactions en ligne, cela crée les mêmes émotions que dans la vie réelle. Mais tu peux être décalé au niveau de ta sociabilité si tu as trop peu d’interactions en dehors des écrans. En Amérique, c’est une majorité des gens qui ont eu des problèmes de santé mentale suite à la pandémie. En fait, c’est même probablement tout le monde. Se faire enfermer dans les écrans et voir les compétences sociales atrophiées, ça a été un vrai souci ! Nos petits “pandémiens”, ces jeunes qui n’ont pas pu célébrer leur anniversaire de 15, 18 ou 20 ans avec leurs amis, que vont-ils devenir ? »
La démocratisation des jeux vidéo est fondamentalement une bonne nouvelle car nous avons tant de belles choses à vivre en ligne. Cela fait partie de la vie ! « Il y a vraiment des jeux pour tout le monde maintenant. Les jeux, c’est comme les films ! Peut-on dire qu’on n’aime pas les jeux vidéo alors qu’on n’a simplement pas trouvé le bon, pas assez essayé ? » Suite à ma conversation avec Stéphanie, je songe à me lancer dans l’horticulture en ligne. Si cultiver son jardin virtuel peut aussi avoir un impact positif sur le monde, allons-y !
Illustration : un grand merci à Clémentine Fourcade