Et puis j’ai rencontré Soline, parce qu’elle est devenue la compagne d’un de mes amis. Chirurgienne vasculaire, Soline n’était pas le surhomme – ou la surfemme – au bistouri que je fantasmais. Solaire, accessible, elle n’avait rien d’un animal à sang-froid. Mais elle m’impressionnait tout autant, d’être si humaine au cœur d’un métier traversé par la gravité.
Elle m’impressionnait d’autant plus que les femmes ne sont pas nombreuses dans sa spécialité : selon la SCVE, il y avait 161 chirurgiennes pour 536 chirurgiens vasculaires en 2022, soit 23% du total.
Elles sont donc moins de 200 en France et Soline est l’une d’entre elles. A quoi ressemble sa vie ? C’est ce que j’ai voulu savoir…
« Ma soeur ne serait pas là sans la chirurgie »
« Ma petite sœur a été sauvée à la naissance par la chirurgie pédiatrique. Elle est née avec une hernie diaphragmatique compliquée, elle a été opérée puis elle est restée six mois en réanimation. J’avais 4 ans à l’époque», raconte Soline à propos des origines de sa vocation. «Ma sœur ne serait pas là sans la chirurgie. Ça m’a parlé tout de suite et j’ai trouvé que ça valait vraiment le coup. J’ai fait médecine pour faire de la chirurgie pédiatrique. »
Pendant ses études, Soline choisit cette spécialité lorsqu’elle commence son internat à Paris. Mais sur le terrain, ça ne se passe pas comme prévu. « C’était intense et merveilleux, mais très dur » révèle-t-elle. « J’ai réalisé en faisant ce stage que je trouvais ça trop difficile affectivement. Je voyais des enfants naître avec des malformations compliquées, mourir, des familles en deuil. Je me suis sentie trop sensible pour absorber ces situations où des enfants meurent alors qu’ils n’ont rien vécu ».
Elle découvre l’association Mécénat chirurgie cardiaque de Francine Leca, première femme chirurgien cardiaque en France, qui fait venir dans son service des enfants d’Afghanistan ou d’Afrique atteints de malformations cardiaques pour les opérer, ce qui était impossible dans leur pays d’origine pour des raisons techniques ou financières. « Les enfants arrivaient dans des états difficiles, sans pouvoir parler parfois, et cinq jours après l’opération on leur disait d’arrêter de courir dans les couloirs ! C’était magique. Je me suis à nouveau posé la question de la chirurgie pédiatrique, cette fois cardiaque. C’était intellectuellement, techniquement, physiologiquement incroyable comme chirurgie » se rappelle Soline.
Mais c’était si intense que ça en devenait incompatible à son sens avec une vie en dehors du travail.
« Ça m’a vraiment manqué d’avoir une amie avec qui partager tous ces moments »
Grâce à d’éminents mentors, Soline choisit la chirurgie vasculaire, une spécialité récente et innovante. « Je n’opère pas le cœur mais toutes les artères qui sortent du cœur et toutes les veines. Elles peuvent être bouchées, dilatées ou abîmées donc je m’occupe de les réparer. C’est une spécialité très variée car elle touche le corps entier, ce n’est pas une chirurgie d’organe mais de reconstruction avec un effet on/off, ça va pas/ça va mieux, qui est gratifiant. »
A 40 ans, Soline exerce son métier depuis dix ans et s’est installée en libéral. Chaque semaine, elle opère un jour et demi en clinique, une grosse journée est réservée aux consultations dans son cabinet, une autre sert à consulter ou opérer dans un hôpital périphérique. Elle a réservé son mercredi pour ses deux enfants même si elle avoue qu’il est souvent grignoté par les tâches administratives.
Si elle côtoie maintenant un peu plus de femmes dans sa spécialité grâce à la féminisation de la médecine, dans la génération qui l’a précédée, elles étaient peu nombreuses. « Là où j’ai été formée, j’étais la seule femme cheffe de clinique. Je n’avais pas de supérieure hiérarchique femme et une autre femme avait été formée, mais dix ans avant moi. Quand j’étais interne, il y avait peut-être un quart ou un tiers de filles, mais elles n’étaient pas forcément de la même spécialité que moi » confirme Soline.
Une inégalité numérique qui a rendu ce milieu plus âpre pour les femmes, pas forcément tendres entre elles. Ce que Soline regrette : « Quand j’ai été titulaire, les rares femmes plus âgées n’étaient pas franchement bienveillantes. Ça m’a vraiment manqué d’avoir une amie avec qui partager tous ces moments. J’espère que la sororité sera plus répandue dans les générations actuelles et à venir ».
Signe des temps, le terme “chirurgienne” a été accepté par l’Académie française en… 2019. Une reconnaissance tardive, qui prouve que la société bouge. Mais Soline préfère le terme de chirurgien : « J’ai récemment signé un article dans un magazine spécialisé, on m’a imposé le titre de “chirurgienne”, ce qui m’a dérangée. Je me suis sentie dévalorisée ». Soline a donc interrogé son entourage et constaté que les femmes de sa génération dans les professions les plus dures telles que chirurgiennes, réanimatrices ou médecins de campagne, partageaient son sentiment. « Est-ce un formatage ? Une habitude à prendre ? » se demande-t-elle. « J’ai aussi discuté avec une ancienne sportive de haut niveau ayant gagné des titres internationaux face à des hommes et faisant le même métier que moi, qui m’a dit être agacée par cette distinction. Alors oui, je voudrais prôner la neutralité. Nous sommes humains et faisons ce métier en tant que tels, peu importe notre sexe.»
« Tu n’es plus toi Soline »
Certaines expériences restent gravées dans sa mémoire. Soline a fait partie des médecins mobilisés le soir du 13 novembre 2015. Dans ces circonstances extrêmes, avec l’urgence et la pression, elle confie : « Tu sors quasiment de toi. Ce n’est plus vraiment toi qui fais, tu es le meilleur de ce que tout le monde t’a appris, tu deviens un super outil, tu n’es plus toi Soline, c’est presque transcendantal. Tu réfléchis, tu prends les décisions, tu fais les choses, et a posteriori tu te rends compte que tu as pris les bonnes décisions ».
Si ça paraît fascinant sur le papier, après « il faut quand même réussir à digérer » nuance-t-elle. A ce propos, je me demande comment elle absorbe ces chocs et si le milieu médical a amélioré l’accompagnement psychologique des soignants. Mais elle n’a pas bénéficié de ce genre de dispositif, même si une prise de conscience a eu lieu ces dernières années d’après elle, en raison notamment de suicides d’internes ou de médecins. « On vit des choses horribles, on est parfois dans le vrai du vrai du dur. En plus, quand tu es médecin tu te demandes toujours si tu as bien fait, le sentiment de culpabilité peut être très fort. »
A cela s’ajoute la différence homme-femme dans la gestion émotionnelle du vécu. « C’est vrai qu’en chirurgie, on ne parle pas beaucoup. J’ai des souvenirs de scènes choquantes, on venait de vivre un drame absolu et j’avais des collègues qui allaient boire un café et qui se mettaient à parler de la sortie en discothèque ou du nouveau rooftop prévus pour le week-end. C’était leur manière d’évacuer, de faire comme si ça n’existait pas. Moi j’avais besoin d’en parler, qu’on ne fasse pas comme s’il ne s’était rien passé. C’est peut-être plus féminin. Mes collègues masculins étaient moins là-dedans. »
Et d’ajouter, entre humour potache et résignation : « J’ai appris à commenter le cul des nanas qui passent alors que je n’en ai rien à faire. Au bout d’un moment, c’est toi qui fais les pires blagues ! Si c’est comme ça que tu réussis à avoir des contacts avec tes collègues, tu t’adaptes ! »
« C’est comme une enquête humaine »
Pour exercer son métier, elle dit qu’il faut être tenace, bosseur, curieux, courageux et empathique. « On est là pour soigner des gens. Il faut réfléchir à leurs symptômes, aux problèmes de leur vie quotidienne. Il faut aller chercher ce qui les anime au plus profond. En vasculaire, il y a des patients qui ont vécu des épreuves de vie tellement difficiles qu’ils se laissent aller à fumer dans le canapé en attendant la mort.»
Avec beaucoup de grâce, elle le résume en quelques mots vibrants : « C’est comme une enquête humaine ».
Elle se souvient d’une histoire touchante. Un patient qui avait travaillé comme barman dans un hôtel de luxe, un grand monsieur noir en costume trois pièces, très élégant. Elle sentait pourtant que la chemise n’était plus si bien repassée, le costume plus tout à fait propre… Toute sa carrière avait consisté à boire et à fumer la nuit avec ses clients et à les écouter. Arrivé à la retraite, il ne savait plus quoi faire. « En discutant avec lui, il s’est réveillé tout d’un coup et il a eu une révélation : “moi, ce qui me fait vraiment envie, c’est d’aller vivre à Madagascar”. Alors j’ai dit qu’on allait réparer les deux jambes, qu’il allait arrêter de fumer, recommencer à marcher, qu’on allait faire le point, et qu’il pourrait partir à Madagascar et m’envoyer une carte postale. J’avoue que quand j’ai reçu sa carte, j’ai trouvé ça vraiment cool ! »
Si à première vue Soline s’occupe des corps, elle pourrait bien accoucher les âmes. Elle parle de trouver « l’instinct de vie, le rêve, la petite folie » qui anime certains de ses patients.
« Quand on réalise ce dont on a envie, dit-elle, après le corps marche tout seul? »
Si j’avais pris les chirurgiens pour des blocs de marbre, je m’aperçois qu’ils sont plus sensibles que prévu et secrètement veinés de “failles” qui laissent entrer la lumière, et toute la gamme des émotions et des expériences humaines.
Illustration : un grand merci à Clémentine Fourcade