Car « l’état d’épuisement est le fruit de la rencontre d’un individu et d’une situation » a expliqué dès 1959 le psychiatre français Claude Veil, qui a introduit le concept d’épuisement professionnel dans l’histoire médicale*. Selon lui, l’épuisement lié au travail apparaît quand il y a franchissement d’un seuil : « Tout se passe comme à la banque : tant qu’il y a une provision, les chèques sont honorés sans difficulté, quel que soit leur montant. Mais dès qu’on se trouve à découvert, le tirage, si petit soit-il, devient impossible. Chaque individu possède ainsi un certain capital, une marge d’adaptation, plus ou moins large, et qui lui appartient en propre. Tant qu’il reste à l’intérieur, en homéostasie (en équilibre), il peut en jouer indéfiniment. S’il vient à la saturer, la fatigue (le relevé de compte) l’en avertit ; s’il continue, même le plus petit effort supplémentaire va le conduire à la faillite, il se désadapte. »
“ Le burn-out touche particulièrement les professions vocationnelles, celles en lien avec le soutien aux personnes, l’aide ou le soin ”
A la suite de Claude Veil, dans les années soixante-dix, le psychanalyste américain Herbert Freudenberger observe dans le milieu des soignants la survenue de ce qu’il appellera le syndrome du burn-out et en détaille les caractéristiques dans ses publications. Il y sera d’autant plus sensible qu’il réalise qu’il en est lui-même atteint. Dans son livre L’épuisement professionnel : la brûlure interne, il utilise cette image révélatrice : « En tant que psychanalyste et praticien, je me suis rendu compte que les gens sont parfois victimes d’incendie, tout comme les immeubles. Sous la tension produite par la vie dans notre monde complexe, leurs ressources internes en viennent à se consumer comme sous l’action des flammes, ne laissant qu’un vide immense à l’intérieur, même si l’enveloppe externe semble plus ou moins intacte. » Il en conclut poétiquement que le burn-out est « une maladie de l’âme en deuil de son idéal ». Elle touche particulièrement les professions vocationnelles, celles en lien avec le soutien aux personnes, l’aide ou le soin : les soignants, les travailleurs sociaux, les enseignants et les éducateurs. Des métiers majoritairement féminins. Et si l’on n’entend pas l’alarme incendie à temps, tout va brûler.
“ Le corps se dérobe, l’esprit s’échappe ”
Quand la bombe à retardement du burn-out se déclenche, cela ressemble à un court-circuit qui fait sauter tous les plombs : le corps ne répond plus. Les symptômes sont de plusieurs ordres : émotionnels (peurs, tristesse, irritabilité, anxiété, stress), somatiques (fatigue permanente, mal de dos, maux de tête, nausées, vertiges, troubles digestifs et du sommeil), cognitifs (problèmes de concentration et de mémoire, difficultés à exécuter les tâches quotidiennes) et comportementaux (isolement, cynisme).
« Quand on fait un burn-out, on se construit notre propre prison, on s’écarte des interactions sociales. Et puis, ça devient similaire à un AVC, avec des zones du cerveau où les neurones sont détruits. Je ne mémorisais plus rien, ni les chiffres, ni les noms des personnes que je rencontrais. J’ai donc été en maladie, un véritable légume » décrit Jean-Denis Budin, ancien chef d’entreprise devenu docteur en sciences de gestion et spécialiste du burn-out. Marielle Lieber-Claire, coach et fondatrice du sommet “Grandeur Dames” sur le leadership féminin, l’a également expérimenté : « Parfois, je ne me souvenais pas de ce que j’avais dit au début de la phrase ni comment j’allais la terminer ». Le corps se dérobe, l’esprit s’échappe.
“ Le burn-out se déclare au confluent d’une personnalité et d’un contexte ”
Certaines personnes sont plus à risque que d’autres. Celles qui ne savent pas dire non ni mettre des limites, qui veulent (sur)performer, qui souffrent du syndrome de l’imposteur, qui sont trop engagées, exigeantes, dans l’abnégation, qui ne s’écoutent pas, qui culpabilisent facilement, qui sont perfectionnistes.
Mais comme l’a décrit Claude Veil, le burn-out se déclare au confluent d’une personnalité et d’un contexte : une culture d’entreprise nocive ou une situation de travail dégradée en sont aussi la cause. Au niveau de l’entreprise, les facteurs identifiés relèvent des risques psycho-sociaux : la pression liée à une surcharge de travail et à des horaires trop importants, des objectifs trop élevés, un manque de clarté des tâches, une confusion des rôles, des relations conflictuelles, des comportements managériaux abusifs ou défaillants, des conflits éthiques et de valeurs.
En France, deux ans de crise sanitaire ont fait doubler les cas de burn-out. « Ce sont au total 34 % des salariés qui sont en burn-out dont 13 % en burn-out sévère, soit 2,5 millions de personnes » a annoncé Christophe Nguyen, psychologue et président du cabinet Empreinte Humaine, spécialiste de la santé au travail, d’après les résultats du dernier baromètre réalisé par OpinionWay sur un échantillon de 2000 personnes. Certaines catégories de salariés sont plus touchées : les jeunes, les femmes et les managers. Les femmes sont 47 % à se déclarer en détresse psychologique contre 41 % de la population globale. Le télétravail, qui rend les frontières plus poreuses entre temps professionnel et temps de repos, est aussi un facteur de risque.
En 2019, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a considéré que le burn-out est un « phénomène lié au travail », mais ne l’a pas classé comme maladie. Il est d’ailleurs difficile de le faire reconnaître comme maladie professionnelle.
En tant que femme, « c’est comme si on se construisait un plafond de verre interne »
« Le burn-out touche plus les femmes. Mais c’est le cas pour l’ensemble de la pathologie anxieuse, dépressive et également les problèmes liés au travail. Les femmes ont la double charge travail-famille » explique Dominique Servant, médecin psychiatre au CHU de Lille, spécialiste du stress et de l’anxiété.
« La hantise de Maya est d’être prise pour un imposteur » écrit Céline Mas dans son roman sur le burn-out. En effet, Elisabeth Cadoche, journaliste et co-autrice du livre « Le Syndrome d’imposture – pourquoi les femmes manquent tant de confiance en elles ? » explique dans le podcast Métamorphose d’Anne Ghesquière que « le manque de confiance en soi ou syndrome d’imposture toucherait 56 % des hommes au moins une fois dans leur vie contre 66 % des femmes ». Les femmes qui le ressentent ont beau être brillantes et travailler comme des forcenées, ce n’est jamais assez. Les injonctions sociétales ont une grande part de responsabilité : on exige des femmes la perfection, on les culpabilise, on les incite à s’occuper des autres en oubliant de s’écouter elles-mêmes. Beaucoup finissent par ressentir la peur panique que leur prétendue incompétence soit dévoilée et se réfugient dans le perfectionnisme. Elisabeth Cadoche en conclut : « c’est comme si on se construisait un plafond de verre interne ».
Marielle Lieber-Claire le confirme à propos des personnes qu’elle conseille en tant que coach. « Quand j’accompagne des clients hommes, je vois bien qu’ils n’ont pas le même degré de perfectionnisme que les femmes. Ils me disent par exemple : ‘je sens que je pourrais être meilleur sur le storytelling’. Alors que les femmes vont me dire ‘je ne sais pas si je suis légitime’. Quand les hommes s’aperçoivent qu’il leur manque des billes, cela ne remet pas en cause leur estime d’eux-mêmes. Alors que pour beaucoup de femmes, être bien c’est être parfaite. » La barre est toujours trop haute.
" Un moment de vie douloureux mais transformateur ”
« Accepter de ne pas être parfaite est un sujet clé quand j’accompagne les femmes » confie Marielle Lieber-Claire. Elle leur conseille de s’accorder à elles-mêmes l’indulgence qu’elles ont pour les autres. S’il est un traumatisme, « le burn-out est un moment de vie douloureux mais transformateur » dit-elle. Pourquoi le travail prend-il une si grande place dans ma vie ? Qu’est-ce que je cherche à prouver ? La véritable question qui se cache derrière le burn-out, c’est de savoir ce qu’est une bonne vie professionnelle pour moi, en fonction de mes besoins.
« On sait ce que l’on veut au fond. Mais on n’arrive pas à le dire, ça ne sort pas de nos corps pris dans l’habitude. Alors on passe des années comme des dingues à quelques mètres de notre source, ce qui pourrait enfin nous épanouir. On se force comme des abrutis à endosser un rôle qui n’est pas le nôtre » diagnostique Céline Mas dans son roman. Et vous, où est votre source ?
Illustration : un grand merci à Wood et l’agence Virginie
*Pdf téléchargeable, Assemblée Nationale, rapport d’information n°4487, voir page 9.