Anne Leitzgen, Marie et Julie Bousquet-Fabre, Apollonia Poilâne ont franchi le pas, mais elles sont en réalité très peu nombreuses à suivre cette voie.
Seulement 10% des reprises d’entreprises familiales sont en effet réalisées par les filles, constate la chercheuse Audrey Missonier.
Les filles sont rarement considérées comme des repreneuses naturelles
Dans l’ouvrage Le genre du capital, Céline Bessière et Sibylle Gollac montrent que la transmission du patrimoine se fait de façon inégalitaire. Les hommes sont plus fréquemment les héritiers des entreprises, des logements, des terres, des valeurs mobilières, etc. Les femmes se voient davantage verser de l’argent.
Les transmissions familiales, quel que soit le domaine, relèvent avant tout d’une histoire de liens et de relations entre les générations et les sexes. Alors quand une entreprise est transmise au sein d’une famille, ces liens supposent dialogue et partage entre chaque membre, mais également avec les employés.
Les filles sont rarement considérées comme des repreneuses naturelles, possibles, idéales. Ainsi Emmanuelle Assemat, fille de viticulteur devenue cadre financière, raconte dans notre podcast Osons l’oseille comment il était évident que son frère soit le repreneur de l’exploitation familiale. Elle-même ne s’était jamais projetée dans ce rôle. À la suite de problèmes de santé rencontrés par son père, elle est venue aider son frère qui ne pouvait pas assurer seul la gestion de l’entreprise, et elle est restée.
Même cause, même effet pour Davina Sammarcelli. Avec sa sœur, elle a rejoint son père qui avait besoin d’être épaulé dans l’imprimerie familiale.
C’est donc souvent à la suite d’une crise (santé défaillante du père, refus ou difficulté d’un frère à reprendre la société, problèmes financiers, etc.) que les femmes sont amenées à prendre les rênes de l’entreprise.
Venues presque par hasard, les filles se prennent au jeu
Certes, il y a le regard des pères sur leurs enfants qui ont tendance à privilégier leurs fils. Mais il y a aussi le regard des filles sur elles-mêmes et leur engagement dans une potentielle reprise. Nombreuses sont celles à ne pas s’être imaginées dans ce rôle. Anne Leitzgen, sur laquelle le père n’avait jamais mis une quelconque pression, est entrée aux Cuisines Schmidt « pour faire un passage ». Elle s’est ensuite prise au jeu et a pu découvrir de nombreux domaines (du marketing aux RH, en passant par le commercial). C’est au moment du retrait de sa mère (qui avait géré l’entreprise après le décès du père) que la question de la reprise s’est posée, avec un objectif : trouver la meilleure solution pour tous. Anne Leitzgen raconte : « Nous avons bossé durant un an sur toutes sortes de scénarios. Nous avons impliqué des collaborateurs car nous voulions voir comment ils percevaient cela. Nous avons évoqué tous les sujets de transmission patrimoniale, familiale. Cela m’a permis de me donner le choix, d’être sûre que c’était ma volonté et pas une espèce de loyauté invisible. Et le jour où la décision a été prise, tout le monde était déjà embarqué dans le processus ».
Parfois, le goût de l’entrepreneuriat, la découverte des savoir-faire “métier”, des lieux et des collaborateurs, se font dès le plus jeune âge. Ce sont des moments informels qui permettent la connaissance de l’entreprise. Davina et sa sœur accompagnaient leur père à l’imprimerie quand elles étaient jeunes et que celui-ci les gardait le samedi. Pendant ces journées-là, elles créaient des journaux, des cartes de visite. Elles découvraient le métier sans s’en rendre compte et de façon créative.
Ainsi, que ce soit sur un temps long ou de façon soudaine comme pour Apollonia au décès de ses parents il y a vingt ans, la transmission se construit par petits pas et par des « essais-erreurs-avancées ».
L’enjeu le plus stratégique : la transmission du pouvoir
Quand la reprise de l’entreprise familiale se concrétise, cette aventure présente de nombreux atouts comme un certain nombre de freins. Les entreprises familiales s’enracinent dans une histoire et donc une durée. Cela peut se traduire par une meilleure résistance aux crises, par une solidité financière, par un ancrage sur le territoire et un lien fort avec les collaborateurs. L’imprimerie, reprise par Davina Sammarcelli et sa sœur, dispose d’un réseau de clients sur toute la Corse qui lui assure une pérennité financière.
Pour Anne Leitzgen, l’impact territorial des Cuisines Schmidt est important : « On est dans un territoire où des gens vivent grâce à nous, et on veut le préserver. En quoi pouvons-nous être un facteur d’attractivité ? Comment attirons-nous les talents ? Comment contribuons-nous à en faire un endroit agréable pour vivre ? »
Mais quand l’entreprise familiale tourne, la mise en place d’une nouvelle direction peut gêner certains collaborateurs. Pourquoi changer quand tout va bien ? Comment assurer la pérennité de l’entreprise familiale, la faire fructifier, ne pas réduire à néant le travail de toute une vie, ne pas décevoir tout en osant entreprendre et impulser de nouvelles visions ? Selon Annabelle Jaouen et Audrey Missonier, l’enjeu le plus stratégique n’est pas la transmission du patrimoine mais la transmission du pouvoir.
Pour Davina Sammarcelli, « c’est un sacré défi à relever. Les parents veulent être rassurés sur la préservation des acquis. Les jeunes veulent montrer qui ils sont, et c’est de la négociation. Il faut prendre son temps, ne pas avoir la prétention de dire qu’on sait quand on ne sait pas. L’expérience compte. Il faut communiquer, convaincre ». Faire évoluer une entreprise, c’est aussi faire évoluer des humains qui peuvent être attachés à certaines traditions ou habitudes. Ainsi, qu’il s’agisse de moderniser un parc de machines, d’introduire une méthode de travail inédite ou d’impulser une nouvelle réflexion stratégique, des tensions peuvent naître entre le nouveau dirigeant et les collaborateurs. Il faut ainsi choisir entre les sujets importants à ne pas lâcher et ceux sur lesquels il est possible de faire des concessions ou de semer des graines différemment.
Annabelle Jaouen le souligne dans une étude de Bpi France-Le Lab sur les dirigeantes (p.34) : « les gens considèrent qu’ils ont « repris » parce qu’ils ont fait la transmission juridique de la propriété chez le notaire. Mais c’est dans la symbolique et la liberté d’action du descendant que cela se joue : comment la nouvelle dirigeante va parvenir à mettre en place sa stratégie, sa vision et prendre totalement sa place. »
S’inscrire dans une histoire tout en apposant sa marque
Comment alors imposer sa singularité en tant que dirigeante, mais également en tant que personne ? Davina Sammarcelli a trouvé son espace de liberté en créant avec sa sœur l’Indéprimeuse, un studio de création graphique indépendant de l’imprimerie familiale. « Cela nous a rendu fières de faire quelque chose dont nous n’avions pas hérité. Sans l’imprimerie paternelle, l’Indéprimeuse n’aurait pas pu exister. Nous avons essayé d’inventer et de réinventer quelque chose pour s’épanouir. Il était important de se réapproprier les choses, pour que nous existions individuellement ».
Alors, bien que chaque situation de reprise soit singulière, quelques éléments, non exhaustifs, peuvent être pris en compte dans ce parcours :
- S’appuyer sur les collaborateurs, les savoir-faire existants dans l’entreprise ainsi que les valeurs.
- Quand on le peut, prendre le temps de construire un projet de repreneuriat.
- Se former à la fois au métier et au poste, mais également à la reprise d’entreprise.
- Réfléchir à comment transmettre le pouvoir autant que le patrimoine, et envisager comment développer sa singularité au sein de l’entreprise.
- S’imposer une hygiène de vie pour maintenir un équilibre vie professionnelle – vie personnelle, d’autant plus difficile quand l’entreprise vous appartient. Ces temps sont essentiels pour prendre du recul, se ménager et savoir là où il est pertinent de mettre son énergie.
- Se faire confiance surtout quand on met de la conviction et du sens dans ce qu’on fait.
Reprendre une entreprise familiale, c’est avant tout s’inscrire dans l’histoire d’une famille, de liens avec les collaborateurs, de transmission d’un savoir-faire et de valeurs, d’un ancrage territorial. Mais cela ne doit pas empêcher la dirigeante d’assumer sa personnalité, de trouver sa propre place et le sens qu’elle veut y donner.
Illustration : un grand merci à Laurence Bentz et l’agence Virginie