“Quand un métier se féminise, il se dévalorise”
Plus inquiétant encore, les effectifs sont de moins en moins mixtes. En 2021-2022, les services statistiques de l’Éducation nationale (DEPP) comptabilisaient 71 % de femmes chez les enseignants du secteur public : 85,6% dans le premier degré et 58,7% dans le second degré. Est-ce la féminisation du métier qui engendre le manque d’attractivité ? «Comme l’avait dit Lionel Jospin alors Premier ministre à propos des professeurs, « quand un métier se féminise, il se dévalorise »», relate Rémi Boyer, président de Aide aux profs, une association qui accompagne l’évolution professionnelle des professeurs. «Dans l’inconscient collectif, le prof est peu qualifié et mal payé. Et les décideurs politiques considèrent que, comme ce sont majoritairement des femmes qui exercent cette profession, il s’agit d’un salaire d’appoint.»
Dans un article du webmagazine EVE, Marie Donzel, consultante en innovation sociale, décrypte : «une pensée plus méthodologique […] analyse la façon dont un métier change de genre, selon qu’il se valorise ou se dévalorise dans une société donnée. Ainsi, aussi vrai que l’industrie du cinéma, initialement animée par une majorité de femmes est devenue le terrain de jeu d’hommes quand elle a brassé argent et prestige, les métiers de l’enseignement se sont féminisés à mesure que leur valeur sociale s’est dégradée.»
Le métier de « maître d’école », soit celui qui possédait le savoir et qui lui conférait un statut de notable, devenu « instituteur » puis « professeur des écoles », a perdu de son aura en quelques décennies. En parallèle, le niveau de rémunération s’est effondré en quarante ans. L’économiste Lucas Chancel a calculé qu’un jeune enseignant de collège (hors primes) percevait l’équivalent de 2,3 fois le SMIC en 1980 contre 1,2 fois en 2021.
Pourquoi la profession attire de moins en moins
En outre, alors que tout le système pousse à faire des heures supplémentaires – le ministère de l’Éducation nationale préfère augmenter cette enveloppe plutôt que de recruter –, primes et indemnités qui les rétribuent ne sont pas prises en compte dans le calcul de la pension de retraite et ne participent pas aux cotisations sociales qui financent le régime de solidarité. «Dans un contexte de baisse du chômage et de forte inflation, les métiers d’enseignants sont de moins en moins attractifs, m’explique Rémi Boyer. Et la revalorisation discutable promise en 2023 accroît un sentiment de mépris à l’égard des profs.»
D’autant que la chute de rémunération s’accompagne d’autres maux : régression de l’estime collective, déclassement et manque de reconnaissance, conditions d’exercice difficiles, en particulier dans les grandes villes. “Entre l’augmentation du nombre d’élèves par classe, les difficultés de mutations qui obligent à travailler loin de chez soi, le manque de soutien de la part de la hiérarchie, les conditions de travail des enseignants se sont nettement dégradées, témoigne Anna Benjamin, autrice du livre Prof : Une journaliste en immersion. En outre, l’enchaînement des réformes depuis des années les épuise.”
Cela découragerait-il davantage les messieurs ? En mai 2023, la revue Social Networks a publié une étude de l’Université de Zurich basée sur des données issues du marché du travail britannique et révélant que les hommes désertent les professions où les femmes sont majoritaires. Ils sont deux fois plus susceptibles de quitter un métier aux trois-quarts exercé par ces dernières que si elles ne forment que 25% des effectifs. L’image genrée perçue par la société inquiéterait-elle les mâles ? C’est probable puisque perdure une hiérarchie entre ce qu’on considère comme masculin ou féminin et qui assigne des rôles différenciés.
Les filles réussissent mieux à l’école mais continuent de s’orienter vers des professions moins reconnues. Plus tard, elles optent pour les temps partiels ou aménagent leur carrière en fonction des besoins des proches. La figure féminine de l’enseignant associée aux qualités qu’on lui rattache (écoute, empathie, etc.) en fait un métier du « care » (soin à autrui). Cette vision réductrice contribue aussi à la féminisation du corps enseignant. Le sociologue Per Block évoque une «résistance à la mixité», consciente ou non, de la part des hommes.
Mais la tendance s’inverse plus on monte dans la hiérarchie, quand les métiers sont mieux rémunérés et plus prestigieux, comme on le constate avec les profs d’université.
Des pistes concrètes de revalorisation
Pour revenir à la quasi-parité telle qu’elle existait dans les années 1950, la revalorisation de la profession s’impose. «Il faut d’abord en finir avec les actions qui discréditent le métier, s’agace Rémi Boyer. Parce que l’État affirme qu’on n’a pas les moyens d’améliorer la situation financière des professeurs, il organise des « job dating » dans les académies déficitaires comme Versailles et Créteil.» Une méthode de recrutement à la va-vite suivie d’une formation accélérée qui laisse pensif sur la valeur accordée à la mission de ces recrues.
Autre sujet : la carrière de l’enseignant qui se joue sur trois grades, la classe normale, le hors classe accessible à partir de 20 années de carrière, et la classe exceptionnelle passé 25 ans de carrière qu’on conditionne notamment à la valeur professionnelle. «A peine 10% des profs accèdent à cette classe, de manière opaque et au bon vouloir des inspecteurs et recteurs. On doit constituer une échelle qui garantisse une évolution tout au long de la carrière.»
Rémi Boyer n’y va pas par quatre chemins : «Pour redonner de la valeur au métier et accroître la mixité, il faut doubler le salaire brut de base à tous les échelons», assène-t-il.
Par ailleurs, l’Éducation nationale manque totalement de souplesse en matière de ressources humaines. «Cela nuit à l’attractivité du métier, souligne Rémi Boyer. Sous couvert de « nécessité de service », l’institution refuse les demandes de départ en détachement, de disponibilité ou de rupture conventionnelle, voire parfois de démission.» L’exercice du métier pourrait être concentré en première partie de carrière. «Sur la base du volontariat, les profs âgés de 20 à 45 ans pourraient opter pour des horaires d’enseignement de 24 à 30 séquences de 45 mn par semaine. À partir de dix ans de service intensif, on pourrait ainsi favoriser leur évolution professionnelle vers d’autres horizons. Actuellement, ce métier est une véritable prison ! Comment avoir envie de le pratiquer dans ces conditions ?»
Certes, il est déjà possible de sortir du face-à-face pédagogique avec les élèves en acceptant des missions particulières : coordonnateur de discipline, d’activités physiques et sportives, artistiques ou technologiques, référent décrochage, etc. Dans le secondaire, cela permet d’alléger le service d’enseignement et de percevoir une indemnité pour mission particulière (IMP) d’un montant de 312,50 à 3 750 euros par an. «Plus disponibles et à même d’accepter et d’intégrer des heures supplémentaires à leur emploi du temps, les hommes en profitent davantage», a d’ailleurs remarqué Anna Benjamin.
Davantage d’hommes enseignants, ça changerait la donne !
Pas suffisant toutefois pour attirer massivement ces derniers. Dans un texte intitulé Faut-il favoriser la mixité hommes-femmes chez les professeurs des écoles ?, Sébastien Dupont, docteur en psychologie, constate : «La faible mixité des enseignant(e)s pourrait […] contribuer – avec beaucoup d’autres facteurs – à l’écart moyen des résultats entre filles et garçons et à la surreprésentation des garçons dans les situations de difficultés d’apprentissage et d’échec scolaire.»
Pour lui, «les filles comme les garçons peuvent bien sûr s’identifier à des femmes comme à des hommes». Mais il insiste : «La surreprésentation des femmes parmi les enseignant(e)s permet ainsi davantage aux filles de se reconnaître dans le corps professoral et de se sentir « chez elles » à l’école. Les garçons, en revanche, rencontrent rarement des hommes enseignants – du moins avant le collège – et doivent chercher à l’extérieur de l’école des modèles masculins.» Pour le thérapeute, «l’absence de figures masculines à l’école participe ainsi à la reviviscence de cultures virilistes et machistes».
Il évoque la proposition du sociologue François Dubet pour favoriser la mixité : créer un système de «discrimination positive envers les candidats masculins aux concours». Par ailleurs, on peut légitimement s’étonner que des initiatives pour attirer les femmes vers les métiers où elles sont peu présentes n’aient pas d’équivalent inverse. Certes, la dévalorisation précédemment évoquée pénalise l’argumentaire en faveur de l’enseignement. Mais au-delà des freins, rien n’empêche de nourrir des vocations à l’égard de ceux qui s’orientent ou se reconvertissent. Pour que la transmission des savoirs redevienne le plus beau métier du monde.