Les dernières années de travail ne sont pas un long fleuve tranquille
Le taux d’emploi des 55-64 ans est faible en France : il est en fait assez élevé pour les 55-59 ans mais très faible pour les 60-64 ans. Les femmes séniors restent plus précaires. Elles sont plus souvent inactives sans être pour autant retraitées. Quand elles sont en emploi, elles sont davantage à temps partiel (31,5% contre 10,7% des hommes). Celles (et ceux) qui perdent leur emploi après 50 ans ont nettement plus de mal à en retrouver car elles (ils) se heurtent à un âgisme des employeurs encore persistant. Comment « tenir » ? C’est une question aux sens multiples. Non seulement, il y a l’usure provoquée par certains métiers (notamment dans le soin) dans lesquels les cadences se sont accentuées ces dernières années. Mais il y a aussi un chômage des séniors qui reste tristement élevé. Une situation contre laquelle le gouvernement veut lutter avec une nouvelle réforme de l’assurance-chômage prévue d’ici cet été – il envisage notamment de réduire la durée d’indemnisation des plus de 55 ans.
Le passage du travail à la retraite en mode « chute de la falaise » (abrupt et net) sera de moins en moins la norme car toutes les catégories du travail se brouillent (privé/professionnel, actif/inactif, salarié/entrepreneur…). Travail ou retraite, cela pourrait ne plus être 0 ou 1 : un jour, on a un travail qui nous prend toute notre énergie, le lendemain, on est désœuvré et inactif. Il existe déjà une formule qui permet d’éviter cette rupture brutale. La retraite progressive offre aux salariés la possibilité de réduire leur activité en fin de carrière tout en limitant la perte de revenus, en passant à temps partiel et en percevant une partie de leur pension de retraite. Elle suspend le temps entre l’activité et l’inactivité. Elle permet de « tenir » beaucoup plus longtemps !
Pour les femmes, qui partent à la retraite plus tard que les hommes, du fait de carrières plus hachées dans lesquelles le travail de soin gratuit (aux enfants ou aux aînés) n’est pas valorisé, la retraite progressive apparaît comme un dispositif particulièrement intéressant : elle autorise une activité à temps partiel tout en octroyant une partie de la pension de retraite. Ce dispositif a déjà plus de 20 ans. Mais il est longtemps resté assez méconnu. La réforme de 2023 a repoussé l’âge minimum d’accès à la retraite progressive mais l’a aussi étendue à tous les travailleurs. Demain elle pourrait intéresser de plus en plus d’individus ! |
Bye-bye la vie en 3 temps “formation-travail-retraite”
Le monde du travail dont on a hérité est organisé autour de trois grandes phases : d’abord, on se forme (école, lycée, université) ; ensuite, on travaille pendant plusieurs décennies ; enfin, on part à la retraite et on se repose. Ces trois phases sont longtemps restées étanches. Elles marquaient des étapes de vie distinctes dans une carrière linéaire. Elles sont soutenues par des institutions puissantes : le système scolaire, la protection sociale et les syndicats, le système de retraite, qui ont aussi représenté des conquêtes considérables (l’école obligatoire, les congés payés, la retraite…).
Mais le contexte dans lequel on a imaginé la vie en trois phases était différent. D’abord, la vie était plus courte : l’âge de la retraite correspondait peu ou prou à l’espérance de vie moyenne quand on a créé la Sécurité sociale (65 ans pour les femmes en 1946, soit 20 ans de moins qu’aujourd’hui). Ensuite, beaucoup plus de femmes étaient « inactives » et prenaient en charge le travail de « reproduction » de la force de travail (en élevant les enfants et prenant soin du foyer et des personnes qui le composent). Les hommes « actifs » pouvaient se consacrer entièrement à leur travail car ils avaient quelqu’un d’autre sur qui compter pour les soutenir dans leur activité. (Ils mouraient aussi plus jeunes, le rythme intense du travail industriel n’étant pas pour rien dans leur mort précoce !)
Aujourd’hui les changements démographiques et culturels rencontrent d’autres transformations. Le monde du travail industriel a subi les assauts de la transition numérique. Les technologies “ringardisent” de plus en plus vite certains modes de production et compétences. Les effets du réchauffement climatique ajoutent beaucoup d’incertitudes concernant l’avenir de l’économie et du travail. Plus grand monde ne s’imagine s’inscrire dans une vie en trois phases et une carrière linéaire ! Comment se projeter dans une retraite quand on ne sait ni si on pourra toujours travailler, ni si on nous donnera encore du travail ?!
À cet égard, les femmes ont toujours été aux avant-postes. Elles n’ont jamais été vraiment incluses dans le modèle en trois phases. Les congés maternité, les années à temps partiel, le seul fait qu’elles n’ont jamais pu compter sur quelqu’un d’autre pour prendre en charge le travail domestique, les charges parentales et/ou l’aide à la famille, tout cela fait qu’à la retraite, elles touchent en moyenne des pensions de droit direct inférieures de 40% à celles des hommes. Elles ont l’habitude d’opérer des transitions professionnelles plus nombreuses (par exemple, au retour d’un congé de maternité). Elles partent déjà beaucoup plus tard à la retraite que les hommes (1,5 an plus tard en moyenne).
Retraite progressive : comment ça marche ?
Dans le modèle de la vie en trois phases, le basculement de la seconde à la troisième est généralement brutal. Faisant face soudainement à ce qu’ils perçoivent comme de l’inutilité, certains retraités tombent en dépression. La perte de leur identité sociale présente des difficultés. On passe sans transition « de l’effervescence au vide ». Mais de nombreuses femmes parviennent enfin à la retraite après des années sans emploi : la seconde phase n’a donc pas « duré » assez longtemps et cela se traduit par une paupérisation. En somme, il est indispensable d’offrir des modèles alternatifs correspondant à une vie à phases multiples pour permettre à tous / toutes de ne pas s’épuiser et de ne pas s’appauvrir !
La retraite progressive s’inscrit dans ce mouvement. Avec la réforme des retraites de 2023, le dispositif a été élargi à tous les statuts. Aujourd’hui, les fonctionnaires, les contractuels de la fonction publique et les travailleurs non salariés peuvent en bénéficier. Le dispositif permet aux salariés de passer à temps partiel tout en percevant une partie de leur pension de retraite, avec la possibilité de continuer à cotiser pour leur retraite définitive. Pour les entreprises, la retraite progressive offre une plus grande souplesse dans la gestion des fins de carrière des collaborateurs seniors, permettant de mieux planifier les départs à venir ainsi que la transmission des compétences au sein de l’entreprise.
La retraite progressive n’est pas nouvelle puisqu’elle a été introduite en 1988. Conçue pour répondre aux besoins des travailleurs en fin de carrière cherchant à réduire leur charge de travail tout en maintenant leur niveau de revenu, cette option n’a toutefois jamais été plébiscitée par un grand nombre d’individus. Mais parmi ceux qu’elle séduit, 70% sont des femmes. On peut l’expliquer essentiellement par deux choses : les femmes doivent travailler un peu plus tard (elles sont donc plus âgées quand elles prennent leur retraite) et elles sont plus nombreuses à devoir travailler à temps partiel, notamment pour prendre soin d’un parent ou beau-parent âgé.
Aujourd’hui plus que jamais, après la réforme des retraites, dans un monde professionnel incertain, la retraite progressive offre la possibilité bienvenue d’une transition plus flexible (hybride) entre l’activité et l’inactivité. Jusqu’ici, l’un des freins principaux était la possibilité pour l’employeur de refuser la retraite progressive à un salarié qui en fait la demande. Or la récente réforme oblige désormais les employeurs à motiver plus fortement un éventuel refus (celui-ci devant être justifié par une incompatibilité avec l’activité économique de l’entreprise).
Concrètement, la retraite progressive est aujourd’hui accessible aux salariés du régime général (CNAV), aux salariés agricoles (MSA), exploitants agricoles (MSA), indépendants, artisans et commerçants (SSI), et même aux professionnels libéraux, avocats et fonctionnaires. Pour en bénéficier, il faut remplir trois conditions :
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Un dispositif intéressant… mais pas une « solution miracle »
Selon la chercheuse Annie Jolivet avec laquelle j’ai échangé sur le sujet, la retraite progressive présente des avantages mais il faudrait se garder d’y voir une solution miracle. « Les travailleurs exposés à des conditions de travail difficiles sont souvent ceux qui ne peuvent pas subir de réduction de salaire, même si celle-ci est partiellement compensée », explique-t-elle. Selon elle, si la diminution des heures provoque une dégradation du travail, par exemple une augmentation de la cadence ou une affectation à des tâches plus dures et moins gratifiantes, alors elle n’est pas sans danger pour les personnes qui en font la demande.
Les femmes sont particulièrement concernées. Elles sont nombreuses à appartenir à la « génération sandwich », en étau entre les exigences de la parentalité et celles de l’aidance. Elles sont également nombreuses à être actives dans des métiers du soin dont les conditions de travail se sont dégradées au cours des dernières années. Et elles ont une retraite beaucoup plus faible.
En somme, la retraite progressive n’est peut-être qu’une rustine sur la jambe de bois que représentent les faibles pensions de retraite des femmes dans le système actuel. Mais c’est une rustine bienvenue qui offre un peu plus de souplesse et donne aux femmes qui le désirent un moyen supplémentaire de mieux gérer leur longue carrière en dents de scie et l’ensemble des actifs (physiques, psychiques et financiers) dont elles ont besoin dans une vie plus longue.