“Il n’y a pas tant de “travail égal” que ça entre les femmes et les hommes”
D’abord, les postes de direction ne concernent qu’un très petit pourcentage des actifs, ensuite, la cause principale des inégalités, ce n’est pas que les femmes sont moins payées à faire la même chose (même si hélas ça arrive encore), c’est surtout qu’elles ne font justement pas le même travail ! Il n’y a pas tant de “travail égal” que ça entre les femmes et les hommes. Les femmes sont plus souvent à temps partiel. Elles occupent des emplois plus précaires (CDD, intérim) et des postes “déclassés” (dont le niveau de qualification est inférieur à leur niveau de formation). Et elles sont nombreuses dans les métiers les moins rémunérés de notre économie.
“ Seule une minorité de métiers sont vraiment mixtes ”
On peut se réjouir que de nombreux métiers et bastions autrefois masculins se soient transformés au cours des 50 dernières années avec l’arrivée de femmes. Il y a aujourd’hui plus de dirigeantes, davantage de femmes cadres et ingénieures. Il y a des femmes dans l’armée et la police (en particulier en haut de la hiérarchie). Mais derrière cette vitrine d’une certaine avancée féministe, se cache une réalité du travail qui est encore bien trop peu mixte… avec quelques métiers où il n’y a que des femmes.
En fait, seule une minorité de métiers sont vraiment mixtes, c’est-à-dire comptant au moins 40% d’hommes ou de femmes parmi leurs effectifs. Des ingénieurs en informatique en passant par les métiers techniques de l’industrie et les cadres du bâtiment et des transports, de nombreux métiers restent désespérément masculins. Mais les métiers qui contribuent le plus à la ségrégation sexuée sont les métiers domestiques (auxiliaires de vie, assistantes maternelles, femmes de ménage) où l’on compte plus de 95% de femmes.
“ Aux femmes le soin et le domestique, aux hommes la technique et la construction ”
La ségrégation socio-professionnelle reste très forte en France. D’après l’INSEE, sur les 87 familles professionnelles, 37 métiers sont identifiés comme « très masculins » (c’est-à-dire que plus de trois quarts d’hommes occupent ces emplois), et 11 métiers regroupent un personnel « très féminisé ». Il est important de le voir : il existe beaucoup plus de métiers masculins que de métiers féminins. L’éventail d’options professionnelles qui s’offrent aux femmes reste plus étroit que celui qui s’offrent aux hommes.
Les femmes s’orientent en grand nombre dans les services à la personne, la santé, l’action sociale, l’enseignement et les postes d’employées dans les banques et assurances. Dans tous ces secteurs, elles forment plus de 60% des troupes. Il est remarquable que les notions de soin, d’entretien, de petite enfance, de ménage, d’accueil, de secrétariat, de transmission et de communication restent solidement associées au féminin. Aux femmes le soin et le domestique, aux hommes la technique et la construction : les machines, les sciences, l’expertise, l’industrie, la technique, l’énergie, la construction, la sécurité, la guerre et le pouvoir continuent de convoquer le masculin dans notre imaginaire et surtout dans la réalité du monde du travail.
Voici quelques exemples de métiers fortement genrés (source INSEE) :
97% des secrétaires sont des femmes
87% des sages-femmes et infirmiers sont des femmes
71% des employés administratifs de la fonction publique sont des femmes
87% des pompiers sont des hommes
99% des ouvriers qualifiés du gros œuvre de bâtiment sont des hommes
89% des conducteurs de véhicules professionnels sont des hommes
Il y a un espace de travail où les hommes sont presque totalement absents, c’est tout ce qui relève du travail professionnel domestique. La quasi totalité (entre 95 et 100%) des aides à domicile, auxiliaires de vie, aides ménagères, nounous et assistantes maternelles sont des femmes. Souvent précaires et mal rémunérés, la non mixité de ces métiers-là explique à elle seule une partie non négligeable des inégalités de revenus entre les hommes et les femmes à l’échelle du pays.
“ Chez les paysans et les artisans d’autrefois, l’entreprise était souvent familiale avec une grande mixité des activités ”
À une époque pré-industrielle, le travail productif et le travail reproductif étaient le plus souvent mêlés. Le travail productif, tout le monde voit ce que c’est : la production de biens (et services) marchands que l’on vend et achète et qui génère des revenus. Le travail reproductif, c’est celui qui vise à reproduire (=maintenir) la force de travail présente et future (pour cela, il faut se nourrir, se loger, prendre soin de soi… et nourrir ses enfants, les soigner, les éduquer). Chez les paysans et les artisans d’autrefois, l’entreprise était souvent familiale avec une grande mixité des activités : on s’occupait de la production et de la reproduction au sein du foyer. Les deux étaient intégrés.
Avec la révolution industrielle et l’urbanisation, on a commencé à séparer les deux et à subordonner le travail reproductif (plus féminin et essentiellement gratuit) au travail productif (plus masculin). Dans les premières usines, les femmes qui y travaillaient avaient des salaires bas, tandis que les hommes ont réussi à mieux se faire rémunérer (grâce à des syndicats) sur la base de cette idée qu’un salaire devait couvrir production et reproduction, c’est-à-dire que le salaire de l’ouvrier masculin devait aussi couvrir le travail gratuit domestique d’une épouse.
Cette division sexuelle du travail a perduré. Quand, au XXe siècle, une grande partie des activités correspondant à la reproduction de la force de travail -faire le ménage, faire à manger, s’occuper des enfants et des personnes âgées- sont entrées dans la sphère marchande, ce sont des millions d’emplois qui ont été créés. Et ces emplois sont restés féminins, lestés de cet héritage genré. La concurrence avec le travail gratuit et la faiblesse de la négociation collective (pas beaucoup de syndicats) expliquent que les revenus de ces métiers soient restés faibles.
“ On reste dans l’idée que les salaires des femmes complètent ceux de leurs conjoints hommes, les breadwinners ”
Les emplois occupés par des femmes restent majoritairement cantonnés à des activités correspondant peu ou prou à la reproduction de la force de travail, c’est-à-dire le soin, le care, les services à la personne, la garde et l’éducation des enfants… Mais tous les emplois féminins et ceux en cours de féminisation (comme l’enseignement, la magistrature ou la médecine) souffrent de cet héritage encombrant de la couverture du travail féminin par les revenus des hommes.
Cela s’incarne dans la notion de “salaire d’appoint”, le revenu supplémentaire qu’un individu du foyer ajoute aux gains plus importants d’un autre individu qui gagne bien plus. On reste dans l’idée que les salaires des femmes complètent ceux de leurs conjoints hommes, les breadwinners (en anglais, ceux qui gagnent le pain du foyer, c’est-à-dire le revenu principal). C’est encore une réalité dans de nombreux foyers où une spécialisation implicite s’opère : certains -plus souvent des hommes- se spécialisent dans le travail rémunéré tandis que d’autres -plus souvent des femmes- s’occupent davantage du foyer et des enfants et font de leurs éventuels revenus un « appoint », en travaillant parfois seulement à temps partiel. Cela explique pourquoi, encore aujourd’hui, dans les couples hétérosexuels avec enfants, les femmes ont des revenus inférieurs en moyenne de 40% à ceux de leur conjoint.
Évidemment le “salaire d’appoint” ne correspond plus vraiment à la réalité culturelle du monde du travail d’aujourd’hui. Les femmes sont censées être payées pareil pour le même travail. Beaucoup de femmes sont célibataires. D’autres sont en couple avec une personne du même sexe. Idem pour les hommes. Le couple hétérosexuel traditionnel est aujourd’hui un modèle de foyer parmi d’autres… Mais il reste encore des traces économiques du salaire d’appoint dans le monde du travail moderne. C’est même la raison pour laquelle, d’une manière insidieuse, les secteurs féminisés sont maintenus à des niveaux de revenus faibles et ceux qui se féminisent se paupérisent petit à petit. Cela s’est produit par exemple avec la profession d’enseignant qui s’est fortement paupérisée à mesure qu’elle s’est féminisée au cours des 40 dernières années. « Tu n’as pas besoin de plus car ton conjoint gagne bien sa vie.«
“ Les appels à la mixité concernent assez peu les métiers féminins ”
La division sexuelle du travail est à la fois horizontale (le care pour les femmes et le reste pour les hommes) et verticale (le pouvoir pour les hommes et les positions subalternes pour les femmes). Elle explique des écarts de revenus importants. Comme les métiers masculins sont en moyenne plus valorisés, on s’est longtemps contenté d’encourager les femmes à les rejoindre. Allez les filles ! disaient déjà les sociologues il y a 20 ans pour appeler les jeunes filles à se lancer dans des études scientifiques. Le féminisme des années 1990 et 2000 a milité pour une féminisation accrue des sciences et de la technologie (sans grand succès) ainsi que du pouvoir politique et économique (avec un peu plus de succès grâce notamment aux quotas). On peut se réjouir des progrès accomplis, même s’il reste beaucoup de métiers où les femmes sont presque absentes.
En revanche, les appels à la mixité concernent assez peu les métiers féminins. Cela s’explique par le fait qu’ils sont plus précaires et moins rémunérés. Appeler les hommes à les rejoindre, c’est plus difficile car ils sont considérés comme moins attractifs. Pourtant, là aussi l’urgence d’une plus grande mixité est forte. Il faudrait beaucoup plus d’hommes infirmiers, puériculteurs, sages-femmes, enseignants et hommes de ménage !
Trois raisons d’inviter les hommes à adopter les métiers “féminins”
Pour conclure, je vois au moins trois raisons de plaider plus vigoureusement pour la présence de plus d’hommes dans les métiers féminins :
1. Les métiers du soin, de l’éducation et des services à la personne sont en forte croissance. Il y a une pénurie de soignants, d’enseignants et d’auxiliaires de vie qui risque de s’aggraver avec l’arrivée de la génération des baby boomers à l’âge des dépendances. Les hommes représentent un vivier considérable pour y remédier et accomplir des missions essentielles à la société.
2. Les hommes dans les métiers féminins, c’est un moyen de battre en brèche la “masculinité toxique” ! Ce concept issu des études sur le genre fait référence aux normes qui ont un impact négatif sur la société (et les hommes eux-mêmes) -la misogynie, l’homophobie, l’agression sexuelle et la violence domestique en sont des expressions tragiques. On peut aussi y inclure la répression des émotions qui empêchent les individus qui veulent se conformer à ces normes « masculines » d’exprimer ce qu’ils ressentent. Des hommes qui soignent, accompagnent, soutiennent, entretiennent, parlent davantage des émotions… c’est ce dont toute la société a besoin ! Dans les métiers du care ou de l’enseignement, les hommes peuvent incarner des rôles modèles positifs influents.
3. L’arrivée d’hommes dans un métier féminin, cela valorise le métier en question. Les métiers féminins ont besoin de mixité pour que ne pèse plus sur eux l’image du « salaire d’appoint ». Les hommes qui sont minoritaires dans des métiers féminins sont en général plus valorisés et mieux promus. Cela pourrait avoir un effet d’entraînement sur le métier tout entier. Si la garde des enfants et les services à la personne sont mieux valorisés parce que hommes et femmes sont concernés, alors c’est aussi le travail gratuit au sein des foyers qui serait mieux valorisé et mieux partagé. On a donc tout à gagner à recruter plus d’hommes infirmiers et nounous !
Illustration : Un grand merci à Wood et l’agence Virginie