Une femme chez les Compagnons du Devoir, c’est rare !
La journée s’était achevée par une opération de taille, la fixation du faîtage du toit d’un bâtiment ancien en cours de rénovation. Marion est la seule femme devenue charpentière après une formation chez les Compagnons du Devoir. Dans mon imaginaire, le compagnonnage dont l’origine remonte au Moyen-Âge, représente une sorte d’élite, une tradition prestigieuse et noble qui aiguise ma curiosité. À l’évocation de son parcours, je suis autant impressionné par la symbolique et l’ancrage historique que représente cette corporation, que par le choix de son orientation. Façonner le bois, assembler les pièces, construire la structure essentielle et souvent d’envergure d’un bâtiment, oui, le métier de charpentier qui allie beauté et prouesse technique me fascine, et il fait écho à ma passion pour l’artisanat d’art et l’architecture.
Jusque-là réservée aux hommes, cette profession peine à s’ouvrir. Aujourd’hui, moins de 140 femmes l’exercent, soit 0,7 % de l’effectif total (source: Observatoire des métiers du BTP, 2021). Actuellement, seule une dizaine de filles pour 360 garçons se forment par la voie du compagnonnage.
À l’écoute de sa passion : le bois
Celles qui se lancent dans l’aventure font preuve d’un grand courage, à l’image de Marion qui fait figure de pionnière. « Petite fille, j’étais très attirée par les cabanes en bois. J’en ai d’ailleurs fabriqué une dans les arbres. Mon choix initial est parti de là. Mais à l’époque, je n’imaginais pas devenir charpentière. »
À l’âge de 15 ans, elle intègre l’école Boulle, établissement des arts appliqués et lycée des métiers d’art, de l’architecture intérieure et du design. « Là-bas, je n’ai pas touché au matériau alors que j’étais venue pour ça. J’ai préféré bifurquer vers une licence d’architecture d’intérieur. Là, j’ai tout fait pour effectuer mon stage dans une entreprise spécialisée en construction bois. » En 2011, au cours de son cursus suivant en génie civil à l’IUT de Bordeaux – elle a 22 ans –, elle découvre le compagnonnage. « Je savais dessiner mais pas construire. Alors on m’a suggéré de m’orienter vers un CAP. » À la rentrée, elle opte donc pour une formation de charpentier en alternance à la Maison de Rodez, un des 64 centres des Compagnons du Devoir, association loi de 1901 qui forme chaque année plus de 11 000 jeunes de 15 à 25 ans à 36 métiers traditionnels. « Je travaillais la journée. Le soir, je suivais des cours. J’ai adoré ce principe d’allier pratique et théorie ! »
Chez les Compagnons, la transmission du savoir-faire s’appuie aussi sur un tour de France d’une durée de sept à dix ans qui permet d’apprendre les savoir-faire régionaux. D’apprenti, l’apprenant devient alors « aspirant ». Le périple de Marion dure une décennie et passe par Chinon, Lille, Rennes puis Reims et Strasbourg. À l’issue de cet apprentissage de longue haleine, les Compagnons s’engagent à leur tour à transmettre leurs savoirs aux futurs membres lors d’une phase qui dure trois à cinq ans.
Le corps s’est adapté : 10 kg de muscles en plus
Retour en arrière. En septembre 2012, son CAP de charpentier en poche, Marion démarre son tour à Villaz, près d’Annecy, en Haute-Savoie, à 800 mètres d’altitude. L’entreprise qui la recrute gère de très gros chantiers en charpente, menuiserie, couverture et zinguerie. « Je me souviens avoir participé au levage d’une immense maison en ossature bois avec isolation en paille, une opération vraiment impressionnante. » Pour les Compagnons, la formation est très professionnalisante et rigoureuse. Elle implique résistance et persévérance. Les journées sont longues. Elles démarrent à 7h dans l’entreprise et se terminent autour de 19h. Après une pause dîner d’une heure, s’ensuivent deux heures de cours. Samedi, rebelote. De 8 à 17h, le temps s’articule autour du dessin industriel, de la fabrication de maquettes, de la taille du bois, etc.
En 2014, après son retour de Nouvelle-Zélande où elle vient de passer un an – le compagnonnage impose un séjour à l’étranger –, Marion a pris 10 kg de masse musculaire. « On objecte souvent que les femmes ne sont pas à la hauteur physiquement. C’est un cliché ! Beaucoup d’études montrent qu’elles sont à égalité avec les hommes. Nous nous musclons autant et notre corps s’adapte aux efforts. » Elle affirme aussi que les filles font preuve de plus d’ingéniosité que les garçons pour pallier d’éventuelles difficultés, par exemple quand il faut porter de lourdes charges. Dans ce cas, la minutie qu’on a eu tendance à leur inculquer et qu’elles savent déployer se révèle aussi précieuse que les biscoteaux.
Utile pour une charpentière d’avoir une tête de bois
Dans cet univers, une forte pression pèse sur les épaules des femmes. Beaucoup jettent l’éponge en cours de route. « Deux ou trois femmes pour une cinquantaine de garçons par session, ça forge le caractère ! Chaque année, on essayait de me faire partir. Celles qui s’engagent dans cette voie sont forcément très motivées car elles doivent continuellement prouver qu’elles sont capables. Pour se faire une place, il faut faire beaucoup mieux que les hommes. Une fois qu’elles ont prouvé leurs capacités, elles sont sûres de réussir car elles n’ont pas eu d’autre choix que de viser l’excellence et sont très bien armées. »
Une seule femme a exercé cette profession dans le cadre du compagnonnage. Aujourd’hui, elle a une soixantaine d’années. À l’époque, elle a été exemptée de tour de France mais a quand même reçu son titre. De son côté, quand Marion a entrepris son périple, les maisons des Compagnons n’étaient pas équipées pour accueillir les femmes. Pour faciliter l’organisation, la corporation a sollicité l’armée de Terre et la Marine qui avaient dû gérer cette révolution des années plus tôt. Les conduites à tenir ont été énoncées dans un règlement.
Des équipements ont été aménagés, les sanitaires en particulier. « Mais en attendant que tout se mette en place, j’ai vécu durant quatre ans dans des foyers de jeunes travailleurs ou des familles d’accueil. À cause de cela, je me suis sentie éloignée de la communauté. » Auprès des futures aspirantes, Marion insiste sur le courage dont il faut faire preuve, mais aussi sur la nécessité d’avoir des convictions féministes pour tenir.
Un métier incroyable et gratifiant
« Hormis la formation pratique et théorique exemplaire, les apprentis développent leur savoir-être grâce aux valeurs fortes véhiculées de fraternité, ou sororité, et de solidarité. La vie en communauté, les voyages et la transmission, tout cela ouvre l’esprit. On gagne en tolérance, en adaptabilité et en esprit d’équipe. C’est excitant ! Cela vaut le coup de tenir bon parce que c’est un métier incroyable et très gratifiant. » Après un an et demi passé à Strasbourg, Marion est revenue à Reims pour poser ses outils avec son conjoint, lui-même ex-Compagnon rencontré à Rodez. Basque d’origine, elle a quitté sa région pour la Marne afin de concrétiser son projet entrepreneurial. « Je ne serais jamais devenue cheffe d’entreprise si je n’avais pas effectué ce parcours. C’est une aventure humaine folle ! Malgré mon nouveau statut, je reste Compagnon à vie. J’accueille par exemple des jeunes et je continue à m’investir pour les Compagnons. »
Si Marion Irastorza en a bavé comme elle dit, aujourd’hui elle se réjouit de constater que le métier de charpentier et la voie du compagnonnage sont plus accessibles aux filles. Sa volonté d’aider les personnes de son genre à y parvenir, sa disponibilité constituent des preuves supplémentaires de ses fortes convictions, d’un engagement qui la dépasse. Et d’un profond sens du devoir.
Illustration : un grand merci à Clémentine Fourcade