Voilà comment 51% des actifs pensent encore qu’il est difficile de révéler son cancer, selon le Baromètre Cancer@Work 2021. Un tabou lié avant tout à un phénomène de société, qu’Anne-Sophie Tuszynski, fondatrice de l’association Cancer@Work, explique très bien : « La fragilité n’est pas conviée dans notre société. Il y a 10 ans encore, on ne prononçait même pas le mot “cancer”. On parlait de “longue et douloureuse maladie”. On a connu la même chose avec le SIDA. Le rapport de notre société à la vulnérabilité n’invite pas les personnes à faire état de ce qu’elles traversent. »
Dans une culture où la fragilité n’a pas sa place, le tabou s’installe insidieusement.
La maladie, ça n’existe pas au travail
La même chose se joue dans l’entreprise. Comment oser dire qu’on est malade dans un monde du travail qui cultive la performance ? Selon l’enquête Harris Interactive pour Malakoff Humanis sur les fragilités en entreprise, en 2020, 40% des salariés craignaient d’être stigmatisés, 35% pénalisés dans leur carrière, 35% licenciés s’ils partagaient une situation de fragilité. Une autre étude de Malakoff Humanis en 2018 rapporte ces témoignages de salariés : « Dans le milieu professionnel, on n’a pas le droit d’être fragile» ; « Je ne veux pas être exclu de l’entreprise ou être jugé par mes collègues parce que j’ai une fragilité ». Certaines personnes pensent que ce n’est pas pro de parler de sa maladie au travail, comme Léah, 29 ans, atteinte de la maladie de Charcot.
Anne-Sophie Tuszynski pointe du doigt une autre raison liée à ce tabou : le fait que la maladie ne soit pas « vécue » en entreprise. « On n’est pas malade au travail. Quand on l’est, on est en arrêt maladie, chez soi. Quand on revient on est supposé guéri et performant. » Comment la maladie pourrait-elle exister dans une sphère dans laquelle elle n’est finalement jamais présente ? « Dans la mesure où ce sujet n’existe pas dans le monde du travail, et dans une société où la fragilité n’est pas autorisée, les collaborateurs sont encore moins enclins à parler », témoigne-t-elle.
Le cancer à Davos, une grande première
Pourtant, malgré toutes ces difficultés à briser le silence, l’omerta se fissure peu à peu, notamment du côté des dirigeants. Ainsi a-t-on pu entendre les témoignages poignants du directeur général de Silver Valley Nicolas Menet, atteint d’un cancer du cerveau et décédé depuis ; ou encore de l’entrepreneur Olivier Goy, victime de la maladie de Charcot. Et plus récemment encore, celui d’Arthur Sadoun, président de Publicis, qui a fait grand bruit en rendant public son cancer et en expliquant ses motivations profondes à en parler. Depuis Davos, il a lancé un appel aux grandes entreprises à « faire tomber le tabou du cancer » avec le mouvement Working with cancer et a reçu un grand soutien en retour. Il a évoqué ce sujet sujet ô combien épineux dans le centre névralgique de l’économie : le Forum économique mondial. Ce n’est pas rien ! Vous le saisissez, le message subliminal ? Moi j’entends : oui, travail et cancer, c’est économiquement compatible.
Avant lui, d’autres patrons avaient brisé le silence comme Philippe Salle. En 2013, alors PDG du groupe Altran, il fait partie des pionniers à signer la charte de Cancer@Work, association lancée en 2012 qui regroupe aujourd’hui plus de 100 entreprises engagées. Depuis, il en assure la présidence. Et partage inlassablement sa conviction que prendre en compte la maladie fait partie intégrante de la stratégie d’une entreprise et de sa vocation.
« Dès qu’un dirigeant rejoint le mouvement, ça marche ! », témoigne Anne-Sophie Tuszynski. « La parole se libère. Les collaborateurs envoient des messages de soutien, remercient leur dirigeant, évoquent leurs difficultés et trouvent des solutions ». La levée du tabou au travail passe-t-elle alors uniquement par les patrons ? On dirait bien. Dans une entreprise, si l’autorisation de parler de la maladie ne vient pas de tout en haut, il est difficile de prendre l’initiative. Et le silence reste de mise.
Pourtant, chaque prise de parole participe à briser chaque jour un peu plus le tabou. Le travail des associations, les différentes initiatives, les divers témoignages donnent des résultats ! Le dernier baromètre Cancer@Work de 2021 le prouve : 49% des gens osent parler de leur maladie au travail, contrairement à 20% en 2013. C’est encore trop peu mais ça avance…
Vous aussi, vous pouvez faire bouger les lignes dans l’entreprise !
Alors comment faire pour ouvrir la voie du dialogue, sans le forcer et tout en respectant la volonté de chacun ? Anne-Sophie Tuszynski vous dirait qu’il n’y a aucune recette toute faite, que chaque entreprise a ses particularités, ses difficultés et ses propres solutions. La rengaine qui fonctionne c’est : prévenir, sensibiliser, former, informer et accompagner les salariés. Mais ça vaut pour tous les sujets, non ?
Rejoindre le mouvement Working with cancer, c’est déjà une déclaration d’intention de chacun de se saisir du sujet, de connaître la politique de son entreprise sur la maladie, d’engager la conversation. Car le dialogue est la base de tout. Et l’initiative peut cette fois venir d’un collaborateur comme d’un manager, même si c’est la direction qui prend la décision finale. Pensez-y ! Un mail aux RH pour leur parler de ce mouvement (ou d’un autre), une réunion avec le département RSE de l’entreprise, une discussion spontanée autour de la machine à café… Il y a plusieurs interlocuteurs et plusieurs moments qui peuvent permettre d’initier une réflexion autour du sujet.
Et puis parfois, la sensibilisation peut venir d’un tout autre univers. En menant mon enquête pour ce sujet, j’ai remarqué que de nombreuses entreprises se servent de l’application United Heroes pour fédérer (et sensibiliser) leurs équipes autour d’une association qui œuvre contre une maladie. La Caisse d’Epargne Loire-Centre a par exemple mis ses collaborateurs au défi de pratiquer une activité physique ou de bien-être. Chaque action était récompensée par des points qui ont permis de débloquer une somme réelle au bénéfice de la Ligue contre le cancer. Parfois, il est plus facile de parler de sport que de cancer. Mais ça sert in fine la même cause : en finir avec le tabou de la maladie au travail.
Illustration : un grand merci à Jon Krause