En 2020, j’ai passé une année auprès de Coralie, 18 ans, apprentie fermière en BTSA (brevet de technicien supérieur agricole), dans le cadre d’un documentaire sonore réalisé pour ARTE Radio. Quand je me suis mis dans ses pas, j’ai constaté le degré de souffrance de cette jeune fille qui rêve de reprendre la ferme que son père destinait au fils qu’il n’a pas eu. Grâce à ces deux immersions, j’ai pris la mesure de ce que vivent les femmes du milieu agricole, alors qu’elles sont toujours plus nombreuses à se lancer. En 2020, la MSA (Mutualité sociale agricole) a comptabilisé 106 000 cheffes d’exploitation et 17 700 collaboratrices. Un chef d’exploitation sur quatre est de fait une cheffe.
Femmes agricultrices : longtemps ignorées, encore déconsidérées
Évidemment, le secteur reste très marqué par les stéréotypes sexistes véhiculés à tous les échelons de la société. Dans le milieu rural, ils sont légion. Si pour décrire Stéphanie, beaucoup de médias convoquent la mystique de la jeune fille au regard candide qui gambade pieds nus au milieu de ses brebis, Le Point la qualifie de « “Marie-Antoinette”, une bergère aux allures de jolie princesse dont le carrosse s’est arrêté au cœur des prés-salés ». Ces images grossières et caricaturales, qui ne rendent pas compte de sa réalité de « responsable d’exploitation agricole », continuent de peser sur le monde paysan, encore régi par une hiérarchie de valeurs qui penche toujours en faveur des hommes et une division des tâches genrée. À eux le tracteur, la mécanique, les responsabilités. À elles l’administratif, la vente, la transformation, les tâches ménagères.
Il faut pourtant se souvenir qu’autrefois, nombre des petites fermes étaient exclusivement gérées par des femmes. Elles assumaient les responsabilités tout en assurant leurs activités ménagères. C’est seulement après la Seconde Guerre mondiale qu’on a contraint les exploitations à se spécialiser. En conséquence, beaucoup d’entre elles ont perdu leur rôle pivot. Elles ont continué à travailler à la ferme, confrontées comme les hommes aux risques professionnels, à la pénibilité physique, aux astreintes, à la polyvalence et au temps de travail important, mais sans statut, considérées comme « ayant droit du conjoint », droit de rien hormis de s’esquinter à la tâche.
La filière agricole se féminise et se renouvelle en profondeur
Mais ces travailleuses invisibles, sans compétence technique reconnue, vont voir leur situation évoluer. En 1985, la loi a d’abord permis à un couple de s’associer via l’EARL (exploitation agricole à responsabilité limitée) puis cinq ans plus tard, d’adopter le statut de « conjoint collaborateur ». En 2006, la couverture sociale a été étendue aux conjointes d’exploitants et en 2011, le GAEC entre époux a été instauré.
En près de cinq décennies, l’évolution est considérable. Un sondage réalisé par BVA pour le Crédit Agricole, publié en mars 2022, montre que les agricultrices françaises représentent près d’un tiers des moins de 40 ans en activité, contre un quart tous âges confondus. En moyenne, les agricultrices sont âgées de plus de 40 ans, mariées, mères de deux ou trois enfants, de formation générale supérieure. 82 % sont originaires d’une famille d’agriculteurs et 9 % d’origine citadine. Près des trois-quarts ont exercé une autre activité professionnelle avant de s’installer et pour la moitié, sans aucun lien avec l’agriculture. Le signe d’une évolution du métier vers des profils plus variés, enrichis d’autres expériences.
En 2020-2021, les femmes représentent près de la moitié des effectifs des filières d’enseignement agricole contre 41 % en 1995 et moins de 10 % une quarantaine d’années plus tôt.
Cependant, toujours dans l’enseignement agricole, le choix des filières reste genré : dans la filière des services aux personnes et aux territoires (SAPAT), 77 % des sont des femmes; mais dans la production agricole, elles ne sont plus que 39 % des effectifs. Selon la MSA, une fois installées, elles forment près de la moitié des bataillons des filières d’élevage hors bovins, chevaux, entraînement, dressage, haras, clubs hippiques et élevage de gros animaux. A contrario, elles ne représentent que 1,6 % des effectifs des exploitations de bois, 3,9 % des entreprises paysagistes, moins de 10 % des entreprises de travaux agricoles. Surprise : en arboriculture ou en maraîchage, le taux de reprise et de création d’activité par des femmes monte à 66 %.
La confiance grandit, malgré des salaires encore inférieurs et le besoin de se justifier
L’enquête BVA révèle que les agricultrices, dans leur grande majorité, se sentent reconnues par leurs homologues masculins et par le grand public. Néanmoins, on ne gomme pas des siècles de patriarcat si facilement. Je le soulignais, la répartition stéréotypée des tâches perdure. Côté conciliation vie privée et vie professionnelle, près des trois-quarts d’entre elles affirment y parvenir tout à fait ou plutôt bien. Pose-t-on la question aux hommes ? Autre enseignement, le revenu annuel moyen d’une agricultrice est inférieur de 30 % à celui des hommes, l’écart étant encore plus marqué que pour l’ensemble des actifs. Il plafonne à 9 679 euros contre 13 658 euros pour eux (chiffre MSA 2017).
Elles doivent aussi se battre plus que quiconque pour prouver leurs compétences ou pour occuper une place stratégique. J’ai vu Coralie travailler d’arrache-pied sur l’exploitation de son père afin de prouver qu’elle peut faire autant, voire plus et mieux qu’un garçon de son âge. À ses yeux comme à ceux du père, le résultat n’est jamais à la hauteur de la représentation que l’une et l’autre se font des hommes à la ferme. En particulier de Pierre-François, son cousin, futur repreneur de l’exploitation de ses parents. Même pour celles issues du sérail, la reprise de la ferme familiale nécessite d’en faire toujours plus. Pourtant, les hommes ne sont pas tous grands et costauds. Ils souffrent aussi à cause de l’ergonomie du matériel. Mais ils se taisent car subir en silence fait partie de leur identité.
Autre problématique : l’accès au foncier et au prêt bancaire. Le patrimoine appartient toujours aux hommes qui le transmettent à leurs fils.
Des choix courageux et de l’ambition
Néanmoins, les femmes finissent par émerger. Depuis 2017, c’est une agricultrice qui préside la FNSEA, syndicat agricole majoritaire. Et la voix de Christiane Lambert s’est imposée dans le débat public.
Par ailleurs, les projets des femmes, plus innovants et en prise avec les problématiques environnementales, s’affirment comme le révèle l’enquête BVA. Les agricultrices sont davantage engagées dans les labels et circuits courts, la vente directe et l’agriculture biologique.
D’autre part, avec 75 hectares de surface agricole utilisée, elles gèrent des exploitations plus grandes que la moyenne nationale (69 ha). Clarisse Mallard est l’une d’entre elles. Après quelques années passées à Paris dans le design, elle est devenue agricultrice en 2010. 70 hectares de terre dans l’Allier pour une trentaine de vaches et une production de viande de veau bio et d’une qualité incomparable vendue sur les marchés. Une douzaine d’années plus tard, sa ferme tourne. Dans le Pays d’Auge, Claire Wills Diquet et Gaëlle Bonnieux, chacune la trentaine, ont créé la « Gonne Girls Farm » en 2019. 14 hectares de fruits, légumes et volailles auxquels s’ajoutent une activité apicole et une pension pour chevaux. Connaissant les difficultés que rencontrent les apprenties paysannes, elles accueillent plus volontiers des filles en stage sur leur exploitation. Plus étonnant car plus urbain, le parcours d’Hannane Somi Bouzidi détonne. Cette quadragénaire et mère de trois enfants qui a grandi dans un immeuble de Clichy-sous-Bois en banlieue parisienne, est à la tête d’une ferme implantée entre Seine-Saint-Denis et Seine-et-Marne depuis 2020. Maraîchère bio, son objectif est de répondre aux besoins alimentaires des habitants d’Île-de-France. Si c’est parfois compliqué, surtout quand le tracteur tombe en panne et qu’il n’existe aucun réparateur agricole à proximité ni coopérative pour acheter du matériel, in fine, elle a trouvé ses marques.
Ces trois exemples illustrent parfaitement des choix courageux et une ambition de la part de femmes engagées dans un monde agricole parfois hostile.
Illustration : un grand merci à Marie Lemaistre et l’agence Fllow