D’ailleurs, qui oserait lâcher : «Ça ne va pas…»? «La notion de réussite flotte dans l’air en permanence sur tous les compartiments de nos vies», pointe Pascal van Hoorne, consultant spécialisé en paternité, parentalité et équilibre de vie.
Et des compartiments, il y en a beaucoup : votre moitié, les enfants (et beaux-enfants, et petits-enfants…), les (vieux) parents, les amis, le sport (après les JO, pas question de rester sur son canapé), le réseau pro que vous vous êtes juré de rejoindre, l’asso à laquelle vous avez promis de donner un coup de main, votre compte LinkedIn/Insta à alimenter absolument (sinon… sinon, quoi?), etc. Et le boulot!
Tout ça se cumule très vite. À tel point qu’à peine rentrés de vacances, les Français se disent déjà stressés et fatigués. Ce que certains (dans les entreprises) traduisent volontiers par: les gens ne veulent plus travailler…
Halte là! Et si on s’interrogeait 2 minutes sur l’état de notre cerveau (et pas seulement celui de notre coeur et de notre corps)?
Quand le trop-plein déborde
Jessica Pothet, sociologue au laboratoire Max Weber de l’université Lyon 2, mène des entretiens en vue d’un travail de recherche sur les ménages complexes (familles recomposées, monoparentales, multigénérationnelles). «Beaucoup de femmes évoquent un phénomène de «saturation», raconte-t-elle: le sentiment de ne pas y arriver, de s’émietter, de ne plus se réaliser sur d’autres terrains que la maternité (terrains conjugal, amical, professionnel, sportif, personnel, etc.).» Leur principale difficulté? Articuler une pluralité d’identités. «Les femmes assurent encore deux-tiers du travail domestique et parental (183 minutes par jour, contre 105 minutes pour les hommes), poursuit la chercheuse. Cela peut conduire à des situations inextricables, avec l’impossibilité de concilier les différents temps sociaux.»
Quant aux hommes, ils sont bien moins conscients de l’importance de la santé mentale: les femmes constituent 70% de la patientèle des « psys », rappelle Pascal Van Hoorne. Elles ne rechignent pas à consulter, ce qui les aide: si 44% des femmes déclarent une mauvaise santé mentale vs 32% des hommes, le nombre de suicides est trois fois plus élevé chez les hommes que les femmes en France.
Alors, comment préserver sa santé mentale? D’abord, savoir de quoi on parle: «C’est un état de bien-être psychique et émotionnel qui permet de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive, d’être en mesure d’apporter une contribution à la communauté», précise Pascal Van Hoorne en se référant à l’OMS.
Ensuite, être capable de reconnaître les signaux avant-coureurs d’une dégradation. Pour Guillaume d’Ayguevives, fondateur de moka.care qui propose des programmes de sensibilisation et de prévention en entreprise, les signes d’alerte sont nombreux: douleurs psychosomatiques, troubles du sommeil, manque de concentration, perte de confiance, isolement, irritabilité. Lui-même s’est approché très près du précipice quand il était salarié dans une boîte de conseil: «J’ai réalisé que j’étais sur la pente descendante… Sans aide externe, je basculais dans le burn-out.»
Parmi les signaux faibles d’une santé mentale en danger, on peut ajouter la difficulté à prioriser, à maintenir un équilibre pro-perso, à maîtriser ses émotions.
À la source: identifier ce qui nous fragilise
Les causes peuvent être multiples. La parentalité, de plus en plus exigeante, en est une. «Le travail parental a gagné en acuité ces dernières années, constate Jessica Pothet. Au point qu’on parle même de « compétences parentales ». La pression des professionnels de la petite enfance, des pouvoirs publics et des réseaux sociaux n’y est pas étrangère.» Les mères solos sont encore plus exposées.
Les accidents de la vie représentent une autre cause évidente de mise en danger de la santé mentale.
Mais des situations quotidiennes plus banales peuvent aussi mettre en péril notre équilibre psychologique: aidance familiale, addictions numériques, difficultés financières, surcharge de travail. Et on l’oublie trop souvent, la relation avec son manager. D’après une étude publiée l’an dernier par le WorkForce Institute d’UKG, qui portait sur 3400 personnes dans 10 pays, 69% des sondés estiment que leur manager a autant d’impact sur leur santé mentale que leur conjoint! D’ailleurs 81% d’entre eux considéraient la qualité de leur santé mentale plus importante que le niveau de leur salaire. 64% seraient même prêts à voir leur rémunération diminuer pour un job qui préserve mieux leur santé mentale.
Les entreprises auraient donc un rôle à jouer? «Il s’agit de prendre soin des individus pour prendre soin du collectif, mais c’est subtil, car pour l’entreprise le collectif reste la priorité», souligne Delphine Cochet, fondatrice de Ma bonne fée (groupe Menway), qui développe des solutions pour accompagner les collaborateurs dans les moments de fragilité de leur vie. «C’est dans leur intérêt», insiste Guillaume d’Ayguevives, évoquant les enjeux de productivité et de rétention des talents. Mais c’est aussi une obligation légale: le code du travail impose aux employeurs de créer les conditions du bien-être de leurs salariés. La traditionnelle ligne d’écoute psy est loin de suffire, même si c’est devenu un incontournable dans les grands groupes: seuls 0,25% des salariés y auraient recours.
Et vous, que pouvez-vous faire?
D’abord formuler les tâches que vous assumez au quotidien, ce que vous organisez, ce à quoi vous pensez. Écrire, lister, c’est donner une réalité à la fameuse charge mentale, définie à la fin des années 1980 par la chercheuse québécoise Nicole Brais comme le « travail de gestion, d’organisation et de planification, à la fois intangible, incontournable et constant, et qui a pour objectif la satisfaction des besoins de chacun et la bonne marche de la maison ». Rarement visible mais toujours très lourd. «Qui a le numéro du pédiatre dans son téléphone? Qui se lève plus tôt pour être prêt au réveil des enfants? Combien de fois chacun a-t-il été appelé par la crèche? Qui tient à jour le calendrier de vaccination? À quoi pensez-vous sur le trajet du boulot? Passez-vous des coups de fil, envoyez-vous des mails pour vos enfants, pour donner des nouvelles aux grands-parents, pour organiser l’anniversaire de la cadette?» énumère ainsi Jessica Pothet.
Ensuite, partager: avec son conjoint, ses enfants, son entourage. Accepter de faire la place à l’autre et que ce soit fait différemment. Delphine Cochet, qui a connu un burn-out à l’été 2020, à la sortie du premier confinement lié au Covid, résume: «J’ai lâché dans le foyer, j’en portais trop et un jour je n’ai plus été capable de faire les valises pour partir en vacances, ça a été le déclic.»
Enfin, oser demander de l’aide. Un conseil qui s’adresse surtout aux hommes. «La maturité émotionnelle est plus importante chez les femmes, reconnaît Guillaume d’Ayguevives. On a dit aux hommes « Sois fort, n’exprime pas tes émotions », alors forcément c’est plus compliqué pour eux d’aller voir un psy.»
«Les hommes sont prisonniers des stéréotypes de genre, d’un schéma éducationnel et sociétal, abonde Pascal van Horne. Les quadras d’aujourd’hui ont grandi avec Rambo et Rocky. Ils sont coincés dans ce modèle. Si les hommes étaient plus conscients de leur santé mentale, ils seraient plus libres et cela aiderait davantage les femmes car ils deviendraient de véritables alliés!»
Ce qui vaut dans la vie perso vaut dans la vie pro. Une collègue, un collaborateur se montre irritable ou se renferme? Osons sortir du “Ça va pour toi ? » aussi machinal que le distributeur de café. Prenons le temps – et les formes – pour lui demander ce qui ne va pas. Une attention sincère qui pourrait bien tout changer!