Les professionnels du marketing l’utilisent pour désigner les consommateurs de plus de 50 ans, tandis qu’en entreprise on peut être considéré comme senior dès 35 ans, par opposition à junior. Côté Ministère du Travail, les « mesures-seniors » s’adressent aux actifs dès 45 ans, mais le CDD senior est réservé aux plus de 57 ans. Difficile donc de savoir de qui l’on parle et cette confusion entretient l’invisibilisation. On peut globalement estimer qu’un actif est senior autour de 50 ans.
Pour les femmes – surprise ! – c’est pire, elles sont considérées comme seniors autour de 45 ans, comme le décrit avec humour Inès Leonarduzzi : « De 20 à 30 ans, elles sont juniors. De 30 à 40 ans, elles deviennent mères ; les chances d’être promues ou augmentées s’écrèment. Il reste donc cinq ans pour tenter d’atteindre un rythme de croisière professionnel souhaité avant d’être vues comme seniors et donc en déclin. C’est encore plus court qu’une carrière de sportif de haut niveau ! »
Être senior, c’est souvent se sentir sur la sellette. Personnellement, j’ai peur qu’un mauvais coup du sort ne me place sur la case chômage après 50 ans. Je ne suis pas la seule : 1 cadre sur 4 se sent menacé d’un licenciement en fin de carrière, un chiffre cité par le podcast Travail en cours sur les seniors. D’après le sondage mené en février 2022 par l’IFOP pour le Club Landoy, 63 % des Français interrogés âgés de 50 ans et plus trouvent que les seniors sont davantage confrontés à des attitudes ou des décisions discriminantes du fait de leur âge en entreprise. La disparition des augmentations et des promotions sont les principaux sentiments de discrimination du fait de l’âge, ainsi que l’absence de formation. Vieillir en entreprise est aussi associé pour les sondés aux mots clivage et tabou. « Après 50 ans, si l’on n’est pas déjà à un bon poste, plus personne ne mise sur vous. […] Je résume ainsi la problématique des seniors : c’est « up or out », je monte ou je sors » écrit dans une tribune Anne Thevenet-Abitbol, directrice prospective de Danone. Les yaourts à la poubelle et nous au placard.
Car ce n’est pas qu’un sentiment : la menace est réelle. Au deuxième trimestre 2021, seuls 55 % des 55-64 ans travaillaient en France : un taux inférieur à la moyenne de la zone euro située à 60 %. Les femmes sont plus touchées par le chômage : selon un récent rapport du Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (CSEP), 57 % des hommes seniors sont en activité, contre seulement 53 % des femmes. « Quand nous avons travaillé sur notre charte contre le sexisme en entreprise, nous nous sommes aperçus que le sexisme est pire avec l’âge. Les difficultés pour les femmes arrivent plus tôt que pour les hommes » explique Anne-Laure Thomas, directrice diversités et inclusion de L’Oréal. En plus du sexisme, les femmes sont aussi fragilisées par leurs parcours professionnels discontinus, notamment dus à la maternité et à l’éducation des enfants.
“ Les seniors ont servi de variable d’ajustement ”
Comment en est-on arrivé là ?
Bonnes poires ou fusibles, à partir du choc pétrolier, les seniors ont servi de variable d’ajustement aux entreprises et aux pouvoirs publics pour gérer les crises. Le crédo d’alors : mieux vaut créer des (pré-) retraités que des chômeurs. Mais les mesures encourageant les départs anticipés à la retraite se sont avérées un double échec. Elles ont creusé les déficits publics et n’ont pas bénéficié aux jeunes dont le taux d’emploi reste faible. Malheureusement, la crise du Covid-19 a remis une pièce dans la machine puisque les grands groupes ont à nouveau eu recours aux plans de départs anticipés pour éviter les licenciements. En 2020, dans le cadre des plans sociaux mis en œuvre, les plus de 50 ans ont représenté les 2/3 des ruptures de contrats de travail, d’après Pôle Emploi interrogé par Louie Media.
Et en même temps, les gouvernements n’ont cessé de vouloir reculer l’âge de la retraite depuis les années 2010 : le candidat Emmanuel Macron a récemment annoncé proposer l’âge de 65 ans dans son programme. Problème, en 2019, la France est le pays de l’OCDE où l’on sort le plus tôt du marché du travail, à 60,8 ans. Une situation qui place les seniors et notamment les femmes au cœur d’une injonction paradoxale. La journaliste Nathalie Chalard l’a bien résumée dans une tribune : « Je suis senior au chômage et on me demande de cotiser plus pour ma retraite : mission impossible ! »
“ Se séparer des salariés expérimentés porte préjudice aussi bien aux seniors qu’aux entreprises ”
Or se séparer des salariés expérimentés porte préjudice aussi bien aux seniors qu’aux entreprises. D’abord parce que cela crée des préjugés qui s’ancrent dans les mentalités, comme le fait que les seniors coûteraient plus qu’ils ne rapportent, seraient plus difficiles à manager, résisteraient au changement, maîtriseraient moins bien les outils technologiques. Ensuite parce que l’on parle peu du handicap que leur départ représente pour les sociétés, eux qui ont l’expérience, le recul, la vision, le sang-froid et la capacité à décrypter les enjeux. Ce qui revient parfois à se tirer une balle dans le pied, comme me l’a confirmé une entrepreneure du secteur de la supply chain rencontrée au Forum ViveS : « J’interviens souvent dans des entreprises qui ont licencié les seniors et qui n’ont plus les compétences en interne pour résoudre certaines problématiques. Elles font appel à moi car elles sont obligées d’externaliser. Ceux qui ont l’expérience des crises ne sont plus là pour les solutionner ».
Une conclusion confirmée dans le podcast Travail en cours par la sociologue Anne-Marie Guillemard : « Si vous décapitez ces seniors expérimentés, vous n’avez plus de possibilité de transmettre l’expérience aux juniors, aux nouveaux venus, aux cadres intermédiaires, donc vous perdez en compétitivité. C’est très inquiétant pour l’appareil productif français. »
La situation est d’autant plus surréaliste que quasiment 50 % de la population en France a plus de 45 ans selon l’INSEE. La discrimination par l’âge n’est plus soutenable ni économiquement ni socialement, parce qu’elle met en danger le financement de notre système de retraites et notre contrat social.
On est mal partis me direz-vous. Pourtant timidement, les choses bougent. Une révolution est peut-être même en cours.
“ Le premier Acte d’engagement concernant la place des plus de 50 ans en entreprise vient d’être signé ”
Le 10 mars dernier, au Ministère de l’Économie, le premier Acte d’engagement concernant la place des plus de 50 ans en entreprise a été signé par 32 entreprises, à l’initiative de L’Oréal et du Club Landoy, le think tank sur la transition démographique créé à l’initiative du groupe Bayard. Cet acte inédit se décline en 10 engagements clés autour du recrutement, de la formation, du maintien dans l’emploi, de l’accompagnement des évolutions de carrière, du bien-être au travail, du départ à la retraite et de la sensibilisation aux stéréotypes liés à l’âge.
Concrètement ? Les entreprises signataires s’engagent à transformer leurs pratiques. Par exemple, repenser leurs processus de recrutement pour privilégier les compétences et les « soft skills » au lieu de segmenter par l’âge. Ou encore fixer des objectifs aux managers concernant la diversité des équipes afin de créer une dynamique intergénérationnelle. Mais aussi développer des indicateurs adéquats pour mesurer l’emploi des seniors dans l’entreprise.
Pour y parvenir, des outils seront mobilisés comme le recours à des formations adaptées, à la transmission d’expertise grâce au tutorat classique et inversé (des salariés expérimentés vers les plus jeunes et vice-versa), à l’aménagement du temps de travail (notamment grâce au télétravail) et à un suivi médical renforcé. Pour faire le point sur ces bonnes pratiques et avancer, les 32 entreprises ont pris date pour le 21 avril prochain et formeront des groupes de travail adaptés.
D’autres entreprises ont aussi développé des initiatives en ce sens ces dix dernières années. C’est le cas de Danone et de son programme Octave conçu en partenariat avec Engie, Orange, Société Générale et L’Oréal. Il favorise la coopération intergénérationnelle et la transmission à travers des séminaires, des conférences digitales et l’animation d’un réseau dédié, toutes générations confondues, tout au long de l’année. De son côté, Orange a mis en place le mécénat de compétences à l’aide du dispositif Temps Partiel Senior (TPS) qui permet d’effectuer une mission à mi-temps, durant plusieurs années, dans une association tout en restant salarié de l’entreprise.
En réalité, les seniors, que l’on ferait mieux d’appeler travailleurs expérimentés, sont une chance pour l’entreprise et pour notre avenir commun. Raison pour laquelle Laëtitia Vitaud, entrepreneure et spécialiste du futur du travail et plume de ViveS, donne 7 conseils pour recruter des vieilles et les promouvoir.
Mais comme toujours, la chance, il faut savoir la saisir. Prêts ?
Illustration : un grand merci à Louise @lavilletlesnuages