Qui sont ces femmes qui travaillent dans des milieux d’hommes ? Comment ont-elles fait leur place en situation de minorité ? Quelles leçons peut-on tirer de celles qui y parviennent ? Voilà presque 10 ans, Sheryl Sandberg invitait les femmes à “lean in”, c’est-à-dire s’imposer et s’assumer au travail. Son livre Lean in, traduit par En avant toutes, appelait les femmes à se mettre davantage en avant et à oser conquérir les bastions trop masculins du pouvoir ainsi que les univers professionnels où se construit le monde de demain, dont les entreprises numériques. Parmi les rares femmes de pouvoir dans la Silicon Valley, Sheryl Sandberg était bien placée pour donner des conseils en la matière, ayant dans sa carrière gravi les échelons jusqu’à devenir numéro 2 de Facebook (aujourd’hui rebaptisé Meta).
Mais ces injonctions à « aller de l’avant » sont parfois critiquées aujourd’hui. Force est de constater que les choses ont peu évolué dans certains milieux. Quand les femmes osent, elles font face à du sexisme, de la discrimination et parfois du harcèlement. Par conséquent, souvent, elles ne restent pas dans ces milieux-là. Dans les entreprises numériques, par exemple, le turnover féminin est particulièrement élevé. Tout cela n’aide pas à faire progresser les chiffres !
“ Les hommes minoritaires dans des métiers dits féminins bénéficient de ce qu’on appelle l’ascenseur de verre ”
On pourrait penser que les hommes infirmiers, sages-femmes ou puériculteurs, très minoritaires dans des milieux de femmes, ont des difficultés à trouver leur place et faire reconnaître leurs compétences. Mais il n’en est rien. Ils sont appréciés de leurs collègues, chouchoutés et promus plus vite que les femmes. En fait, les hommes minoritaires dans des métiers dits féminins bénéficient de ce qu’on appelle l’ascenseur de verre : tels des coqs dans la basse-cour, ils voient leur carrière accélérée grâce au soutien de leurs collègues-poules.
Il existe donc une asymétrie profonde entre la situation des hommes minoritaires et celle des femmes minoritaires. Beaucoup de professionnels des ressources humaines se sont interrogés sur les raisons pour lesquelles les femmes quittent aussi vite des carrières prestigieuses dans des milieux masculins. À quoi sert de lutter pour recruter plus de femmes si c’est pour les voir partir au bout de quelques années ? Dans la Silicon Valley par exemple, 50 % d’entre elles quittent leur carrière dans la tech avant d’atteindre l’âge de 35 ans.
“ Pourquoi les pourcentages de femmes restent désespérément bas dans les métiers du numérique ”
On peut pointer du doigt des comportements toxiques (hélas trop courants) de harcèlement moral et sexuel. Mais les raisons principales sont de deux ordres. Premièrement, elles souffrent de n’être pas prises au sérieux comme leurs homologues masculins : moins promues, moins rémunérées et moins reconnues, elles finissent par perdre leur motivation et baisser les bras. Deuxièmement, elles pâtissent d’une organisation du travail incompatible avec la charge parentale qui leur incombe quand elles ont des enfants. 35 ans, c’est un âge auquel beaucoup de femmes choisissent la maternité. Or les salariées mères prennent cher dans les milieux d’hommes !
Cela explique pourquoi les pourcentages de femmes restent désespérément bas dans les métiers du numérique : les femmes ne représentent que 16 % des salariés dans les métiers Tech et moins de 8 % des entrepreneurs. Et cela ne progresse guère. Pire, ces chiffres pourraient avoir régressé après les deux années de pandémie que nous avons traversées ! En somme, le problème le plus grave, c’est la rétention des salariées. Celles qu’on arrive à recruter s’en vont ! Pour rester, il faudrait qu’elles se sentent plus valorisées dans une organisation du travail compatible avec la maternité.
Céline Alix souligne bien le problème dans son livre Merci mais non merci (Payot, 2021) : les femmes quittent souvent les postes prestigieux qu’on leur propose quand elles sont parvenues à se hisser au sommet d’une pyramide construite par et pour des hommes. Comme elle, je pense qu’il est bon de rappeler que partir, ce n’est pas forcément « trahir la cause ». Cela peut même être une bonne décision lorsque l’environnement du travail se révèle fermé voire toxique.
“ Celles qui restent sont de plus en plus nombreuses à devenir des rôles modèles pour les autres femmes ”
Fort heureusement toutes les femmes ne partent pas. Celles qui restent sont de plus en plus nombreuses à devenir des rôles modèles pour les autres femmes et à créer des réseaux pour mieux les promouvoir. Comment se font-elles une place dans un milieu qui leur est parfois hostile ? Clara Moley, ancienne trader dans le monde masculin des matières premières, a écrit un livre à ce sujet intitulé Les règles du jeu. Elle y explique qu’elle a d’abord répliqué les comportements de « bonne élève » qui lui assuraient le succès à l’école, avant de comprendre que dans le monde du travail, les règles du jeu ne sont pas du tout les mêmes.
Dans un autre livre, Égalité femmes-hommes. Une grande cause, et après ?, Patricia Chapelotte et Anne-Marie Rocco mettent en lumière « les femmes d’influence qui font bouger la France », des pionnières qui ont su se faire une place de choix dans la politique, les sciences, l’art, le sport, etc. Ces femmes, parmi lesquelles Clémentine Autain (députée de Seine-Saint-Denis), Édith Cresson (ancienne Première ministre) ou encore Julia Bijaoui (fondatrice de Frichti), ont occupé la première place pour la première fois. Elles ont à offrir quelques leçons utiles à toutes.
En voici 4 que je retiens :
- Se faire des alliés, cultiver son réseau, avoir un mentor et des sponsors ! S’il fallait ne retenir qu’une leçon, cela serait sans doute celle-là. Les femmes choisies par Patricia Chapelotte et Anne-Marie Rocco pour illustrer la France « qui bouge » se sont fait une place grâce à leur talent, bien sûr, mais ce dernier inclut aussi le fait de savoir se trouver rapidement des allié(e)s au travail, parmi les femmes comme parmi les hommes. Le talent politique si déterminant pour les carrières hors norme repose sur une bonne dose d’empathie et de curiosité. Le réseau professionnel sera d’autant plus puissant qu’on donne aux autres, notamment aux personnes dont la carrière est moins avancée (pay forward, disent les Anglo-Saxons). Toutes les femmes citées dans le livre ont eu des mentors puis sont ou ont été mentors elles-mêmes.
- Savoir dire oui. De peur de n’être pas à la hauteur ou d’être en difficulté pour jongler avec leurs contraintes familiales, les femmes se portent moins souvent candidates à des postes dont elles pensent qu’ils ne sont pas faits pour elles. À cause du fameux syndrome de l’imposteur, elles sont nombreuses à croire qu’il faut avoir 100 % des compétences demandées pour être crédibles (là où beaucoup d’hommes se sentent crédibles dès 60 %). Dire oui quand on est sollicitée pour quelque chose qui fera avancer la carrière, cela devrait parfois se faire vite, même sans réfléchir. Comme le dit Laurence Des Cars, la présidente-directrice du musée du Louvre, citée dans Égalité femmes-hommes : « C’est vrai que pour exercer à ce niveau, il ne faut pas se poser des questions philosophiques chaque matin. »
- Savoir dire non. Cela peut paraître incompatible avec la leçon précédente, mais c’en est en fait une bien distincte. Il faudrait savoir dire non à toutes les sollicitations qui ne font pas avancer la carrière, toutes ces tâches ingrates (logistiques, secrétariales, émotionnelles) que l’on se voit confier au travail pour le bien du collectif. Ces tâches peu valorisées sont importantes pour le groupe, mais pas pour les individus qui les assument. Elles devraient être mieux partagées entre les membres d’une équipe. De manière disproportionnée, ce sont les femmes qui les font. Or leur caractère chronophage peut freiner leur carrière considérablement !
- Accepter la mission de rôle modèle et devenir un média. Cela peut paraître bien vaniteux de se préoccuper de la médiatisation de ses exploits professionnels, mais c’est hélas indispensable, comme le souligne Clara Moley, qui a su en faire un jeu. Cela permet de faire savoir aux autres femmes que ces exploits sont possibles et de développer un contre-pouvoir qui pourra contrebalancer l’éventuelle malveillance ou jalousie d’un collègue ou manager. Cela peut prendre la forme d’une newsletter personnelle, d’un podcast, d’une présence active sur les réseaux sociaux professionnels. En plus, cela nourrit la créativité !
Illustration : un grand merci à Marie Lemaistre et l’agence Fllow