“ Bienvenue en Absurdie ! ”
A y regarder de plus près, c’est une tendance qui augmente depuis une dizaine d’années et qui prend racine dans ce que Laurence Decréau, spécialiste de la reconversion dans l’artisanat, appelle la faillite des cols blancs. « Ils ne comprennent plus le sens de ce qui leur est demandé. Ils ne sont plus maîtres de leur œuvre mais le maillon d’une immense chaîne », explique-t-elle. Ils ne voient pas le résultat de leur travail, sont sous pression, doivent atteindre des objectifs qu’ils ne comprennent même plus et dans des délais souvent intenables.
Pire, avec la globalisation et la mise en concurrence des entreprises, seuls le temps et l’argent entrent en ligne de compte. « On se retrouve alors avec des dirigeants qui ne sont pas du métier et dont la seule préoccupation est la rentabilité », analyse-t-elle. Résultat : insatisfaction personnelle, perte de motivation et de sens, travail bâclé. « Même leur intitulé de poste ne veut plus rien dire ! » s’exclame Laurence. Des mots anglais accolés les uns aux autres qui n’ont plus de valeur. C’est ce qu’a théorisé David Graeber dans un article qui avait fait grand bruit en parlant de « bullshit jobs » (métier à la con) en 2013. Bienvenue en Absurdie !
“ Voir le résultat concret de leur travail est leur motivation n°1 ”
Reste-t-on dans un monde dont ne comprend ni les règles, ni le sens ? Non ! Et voilà comment près de la moitié des actifs pensent changer de métier à plus ou moins long terme (49% selon le baromètre 2021 de la formation et de l’emploi de Centre Inffo). Mais dans quoi se reconvertir ? Grande question. Laurence Decréau s’intéresse depuis plus de 10 ans aux personnes qui ont choisi de se réorienter dans l’artisanat. Et ils sont nombreux ! Selon le sondage BVA-FNPCA réalisé en 2017, 58% des interrogés se verraient travailler dans ce secteur. Et d’ailleurs, l’artisanat rassemble 30% des créations annuelles d’entreprise.
Les “reconvertis” que Laurence a rencontrés en ont eu assez de leur « bullshit job » et ont voulu se servir de leurs mains, être utiles. « Voir le résultat concret de leur travail est leur motivation n°1 » confie-t-elle. Car dans ce système de cols blancs en faillite, vous n’avez jamais aucune preuve que votre travail est bien fait. « T’as dépensé trop », « Il aurait fallu le rendre hier », « Tu aurais pu encore gagner 20% »… Avec le travail manuel, la gratification est concrète, palpable. Le vitrailliste réalise un objet qui n’existait pas il y a quelques heures. Le plombier répare une panne et améliore un espace de vie. Leur travail est visible et fait sens. C’est un nouveau rapport au temps qui s’installe, un rythme naturel qui est retrouvé. Et cela leur procure une forme de sérénité.
“ Il y a une différence entre la simple projection d’une autre vie et l’urgence de s’y atteler ”
Se reconvertir dans un métier artisanal fait rêver. Mais il y a une différence entre la simple projection d’une autre vie et l’urgence de s’y atteler. « Toutes les personnes que j’ai rencontrées depuis plus de 10 ans ne pouvaient plus faire autrement. Elles ne supportaient plus leur job. C’était partir ou mourir » explique Laurence. Et c’est précisément ça qui va être le moteur de la reconversion.
Cela a été le cas pour Frédérique Tiquet. Après une magnifique carrière de DRH et de consultante en RH, elle arrive un matin au travail et s’écroule. Elle ne peut plus. Elle rentre chez elle et ne remettra plus jamais les pieds au bureau.
S’ensuit alors un vrai questionnement. Que faire ? Dans quoi se reconvertir ? Frédérique, passionnée de cuisine, s’interroge sur ce métier. Adolescente, elle rêvait déjà d’être cheffe… Mais de là à franchir le pas à 57 ans… Elle se fait accompagner par un thérapeute pendant 18 mois et son projet prend forme. A 62 ans, Frédérique est cheffe, à la tête de 2 restaurants. Bluffant !
“ La clé de la reconversion réside en partie dans l’accompagnement ”
Je comprends alors au fil de mes discussions avec Laurence et Frédérique (et d’autres personnes reconverties) que la clé de la reconversion réside en partie dans l’accompagnement. D’abord parce qu’il y a toujours un choc à l’origine de l’envie de se reconvertir. Ensuite, parce qu’il faut s’en remettre, le comprendre, l’analyser, le dépasser. Enfin, pour se questionner sur la suite, il faut envisager son projet dans toutes ses dimensions, anticiper les répercussions… Sans cela, les mêmes erreurs risquent de se répéter. « Beaucoup de gens vont trop vite dans la reconversion qui finit par être en réalité une fuite en avant. J’en vois souvent qui viennent me voir au restaurant et qui se plantent quelque mois après. Il faut faire un travail sur soi. S’il n’est pas fait, ça ne tient pas » commente Frédérique.
Au-delà d’un travail sur soi, un accompagnement professionnel est souhaitable. On peut par exemple contacter la Chambre des métiers de l’artisanat de sa région pour parler avec un spécialiste de la reconversion. C’est l’occasion de faire le point sur ses aspirations, étudier les risques et opportunités du projet tant sur le plan financier qu’humain, mettre en place un plan d’action. Les trois premières années sont les plus difficiles pour les néo-artisans. Raison de plus pour se faire accompagner !
L’accompagnement permet aussi d’explorer les deux façons d’entreprendre : créer ou reprendre une entreprise. Frédérique Tiquet a par exemple repris le restaurant en faillite à deux pas de chez elle. Une opportunité qu’elle a su saisir et qui lui a permis de se lancer sans prendre trop de risques financiers. Le rachat d’un fond de commerce en liquidation n’étant pas trop onéreux…
“ Il y a 3 freins majeurs à la reconversion : l’argent, l’image sociale, l’âge ”
J’ai réalisé qu’il y a 3 freins majeurs à la reconversion : l’argent, l’image sociale, l’âge.
Le premier est le plus difficile. Frédérique pour sa part, a fait des calculs et a regardé comment elle pouvait faire face en perdant en rémunération. Pôle Emploi et la possibilité de toucher l’Acre (l’Aide à la création ou à la reprise d’une entreprise) l’ont beaucoup aidée.
Pour d’autres, c’est leur positionnement qui a fait toute la différence. Un ex-directeur des ventes d’une grande entreprise est devenu plombier. Il s’est spécialisé dans les chantiers extrêmement complexes, facturés à prix d’or.
Quant à l’image sociale, les temps changent ! Laurence le dit très bien : « Les néo artisans sont devenus glamour ! C’est ce qui a changé ces 10 dernières années ». Ils incarnent le courage de changer, les étoiles dans les yeux, la résilience.
Enfin l’âge… Frédérique en est la preuve : il n’y a pas d’âge pour se reconvertir ! C’est proche de la retraite qu’elle a donné un autre tournant à sa carrière. Et c’est même grâce à cet âge qu’elle a pu le faire. Dégagée d’un emprunt, des études des enfants, elle conclut : « Mon âge m’a donné de la liberté ». Comme quoi !
Illustration : un grand merci à Laurence Bentz et à l’agence Virginie