Vous connaissez sûrement l’expression « avoir le cul entre deux chaises ». Quand on est comme moi issue d’une famille multiculturelle, on se pose beaucoup de questions sur la communication, l’exil et l’identité. Quelle est mon identité ? D’où me vient cette envie de toujours aller voir ailleurs ?
Il y a des romans qu’on n’oublie pas. Americanah de Chimamanda Ngozi Adichie (2014) est de ceux-là. Ce livre m’a accompagnée pendant mes années d’expatriation et ma propre quête identitaire. Troisième roman de l’autrice, Americanah raconte le périple états-unien d’une étudiante nigériane qui finit par retourner dans son pays, transformée par la culture américaine. Cette superbe histoire d’exil et d’amour continue de m’habiter des années après sa lecture.
1. Ce que je croyais avant
Née en France d’une mère allemande et d’un père français, j’ai toujours éprouvé un vif intérêt pour l’apprentissage des langues et les histoires de migration et d’exil. C’est peut-être pour cela que je suis devenue professeur d’anglais ! Passionnée d’histoire américaine, j’avais une vision assez figée de l’impact de l’esclavage puis de la guerre civile américaine sur les Noirs américains. C’est vrai que cette histoire est omniprésente dans les rapports sociaux américains : près de 150 ans après l’abolition de l’esclavage dans le pays, les Noirs américains restent lestés par le poids des discriminations.
Avant, ma vision de l’histoire était un peu figée. J’étais persuadée qu’il fallait apprendre des langues et lire des livres d’histoire pour mieux comprendre les autres cultures et la sienne. Je pensais qu’il y avait des « Africains-Américains », des « Latinos », des « Italo-Américains »… comme il y a, en Europe, des « Franco-Allemands » et que chaque catégorie est le produit d’une histoire. Mais les catégories sont tellement plus mouvantes que ça… Les nouvelles migrations, d’Afrique et d’Asie, changent constamment le paysage ethnique et culturel !
Récit initiatique, Americanah fait vivre, à travers le personnage principal d’Ifemelu, une histoire d’apprentissage, de passage. C’est là toute la force d’un bon roman : on vit cet apprentissage de façon empathique plutôt que de se contenter d’emmagasiner des connaissances désincarnées. Toute bonne oeuvre de fiction enrichit son lecteur d’une vie supplémentaire !
2. Ce que j'ai découvert
Ifemelu, l’héroïne du roman, quitte le Nigéria et son amour Obinze, censé la rejoindre plus tard, pour aller faire ses études aux États-Unis. Hélas, faute de visa, Obinze émigre clandestinement à Londres où la dureté de la vie le remplit d’amertume. Ifemelu, elle, rencontre la culture américaine et le racisme. « Avide de tout connaître de l’Amérique, d’entrer au plus vite dans sa nouvelle peau », elle rencontre des tas de difficultés, comme tous les immigrés du monde : avoir la sécurité sociale, trouver du travail, surmonter le sentiment de solitude dans une culture étrangère sans jamais vraiment trouver sa place… Contre toute attente, cette « Noire non américaine » devient après quelques années une star de la blogosphère : insoumise, la fière Africaine parle avec humour et irrévérence de la question du racisme. Ça étonne et ça détonne. Qu’est-ce qu’être noir ? Dans son blog, elle écrit : « cher Noir non Américain, quand tu fais le choix de venir en Amérique, tu deviens noir. Cesse de discuter. Cesse de dire je suis jamaïcain ou je suis ghanéen. L’Amérique s’en fiche. »
Alors qu’elle a surmonté beaucoup d’épreuves et rencontré le succès, elle décide de rentrer. De retour au Nigéria après 15 ans d’absence, elle est chez elle tout en étant « étrangère ». Le cul entre deux chaises-continents, Ifemelu reste à l’intersection de l’Afrique et de l’Amérique. Elle s’est découverte « Noire » en se confrontant aux Américains pour finalement se voir qualifiée d’ « Américaine » par ses compatriotes. Enrichie d’une autre vision du monde, Ifemelu regarde autrement les contradictions de la société nigériane et de sa diaspora. « Le Nigéria devint l’endroit où elle devait être, le seul endroit où elle pouvait enfouir ses racines sans éprouver en permanence le désir de les arracher et d’en secouer la terre. »
Avec cette brillante comédie sociale féministe, Chimamanda Ngozi Adichie touche du doigt la complexité de l’identité et le caractère toujours changeant de la culture d’un pays : chaque nouvel arrivant contribue à transformer le groupe qu’il/elle rejoint ! Les immigrés forgent leur identité dans un va-et-vient permanent entre leur culture d’origine et leur culture d’adoption.
3. Ce que j'ai appris à faire
La lecture de ce roman a accompagné mon propre parcours initiatique entre les cultures. En 2015, je suis partie en Angleterre où j’ai vécu 5 ans, puis j’ai déménagé dans un pays que je croyais connaître, l’Allemagne, où j’habite depuis 2020. J’y ai trouvé une altérité qui heurte la féministe française que je suis : les mères allemandes font face à des inégalités économiques colossales, faute de pouvoir y combiner la maternité et la vie professionnelle. Mais passé la phase de « choc culturel », je transforme peu à peu ma vision du monde, comme Ifemelu dans le roman.
Quand on n’a pas vécu la communication entre les cultures, on appréhende les interactions humaines en ignorant la dimension culturelle. Par défaut, on a tendance à regarder les autres avec le prisme de sa propre culture (et à se méprendre sur leurs intentions). En lisant Americanah, la blanche que je suis a appris à décoder des formes de communication dont j’ignorais l’importance : notamment, les épreuves et les messages capillaires ! Je n’imaginais pas à quel point les coiffures des Noirs américains sont un enjeu identitaire et politique (du lissage aux coiffures afro, rien n’est neutre). Une longue scène du roman qui se déroule dans un salon de coiffure afro donne au lecteur un aperçu incarné et vivant des échanges entre des cultures africaines en Amérique et la culture africaine-américaine.
C’est dans les salons de coiffure, dans les supermarchés, les parcs, les écoles, les administrations et tout un tas de lieux en apparence « triviaux » que se joue l’essentiel du récit initiatique que constitue toute migration. La littérature a ceci de commun avec la vie qu’elle nous apprend à regarder les détails. En ce qui concerne l’Allemagne, les petits détails les plus significatifs sont le design des fenêtres et des toilettes, les bouteilles consignées, le tri des poubelles ou encore les chaussures de randonnée de mes voisins bavarois… Loin d’être anecdotiques, ces détails font le sel d’une rencontre inter-culturelle. J’ai appris à mieux les regarder.
4. Mes citations-mantras
Les deux citations qui m’ont marquée illustrent les grandes thématiques du livre :
Sur l’impact au quotidien de vivre entre deux cultures :
« Le problème avec les relations interculturelles, c’est qu’on passe un temps fou à se justifier. Mon ex et moi passions des heures entières à nous expliquer. Je me demandais même parfois si nous aurions eu quelque chose à nous dire si nous avions été originaires du même endroit »
Et une belle métaphore de l’expérience imprévisible de l’altérité :
« Toute sa vie, il avait mangé des oranges sans pépins, des oranges cultivées pour ressembler à une orange parfaite, avoir une peau sans défaut et aucun pépin, si bien qu’à huit ans il ne savait pas qu’il existait cette chose curieuse, une orange avec des pépins »
5. Ce que ça a changé dans ma vie
Depuis 8 ans que je vis hors de France, je fais un parcours d’apprentissage loin de ce qu’on trouve dans les livres d’histoire et les manuels de langue. Au quotidien, je découvre les « oranges avec des pépins ». Dans les galères administratives associées au fait de ne pas entrer dans les cases prévues, j’apprends à décoder les signes d’une culture singulière et de rapports sociaux.
Comme Ifemelu, j’envisage de rentrer un jour dans mon pays de naissance (la France) car la vie à l’étranger me fait me sentir plus française que quand j’étais en France. Pourtant, je sais que l’expérience du retour est une nouvelle expatriation, car le pays dans lequel on rentre des années plus tard n’est plus le même et que la vision du monde que l’on a n’est plus la même non plus. Me sentirai-je demain étrangère comme Ifemelu de retour au Nigéria ? « Petite, elle connaissait tous les arrêts d’autobus et les rues de traverse, comprenait les codes tacites des contrôleurs et la gestuelle des vendeurs de rue. À présent elle avait du mal à saisir l’inexprimé. Depuis quand les commerçants étaient-ils aussi désagréables ? Les immeubles de Lagos avaient-ils toujours eu cet aspect délabré ? »
Oui, peut-être que je serai une étrangère partout. Mais je vois cela davantage comme une force que comme un handicap.
À défaut de devenir immigré·e à votre tour, vivez la vie d’Ifemelu en lisant Americanah et affûtez ainsi votre compréhension des chocs culturels et des transformations identitaires qui résultent de la migration ! J’en suis pour ma part sortie plus empathique, plus humble et plus intelligente.
Americanah de Chimamanda Ngozi Adichie, 528 pages, Gallimard, 2015, traduction Anne Damour. (paru en poche chez Folio en 2019)
Illustration : un grand merci à Louise de Lavilletlesnuages