“ Les Françaises, elles, préfèrent ne pas mettre ce sujet sur la table ”
Alors que le militantisme des femmes britanniques est parvenu à briser l’omerta sur la ménopause, révéler les chiffres sur la discrimination dont les femmes sont victimes en entreprise et faire valoir des droits et protections nouvelles pour les femmes concernées, les Françaises, elles, préfèrent ne pas mettre ce sujet sur la table. Sont-elles moins militantes que leurs homologues Outre-Manche ? Ou bien leur rapport au corps, fait de plus de séduction et de contrôle, est-il un frein ?
La raison de ce décalage français pourrait s’expliquer par un âgisme doublé de sexisme qui frappe plus durement les femmes françaises dans leur activité professionnelle. Malgré quelques progrès récents, le taux d’emploi des 55-64 ans est en France l’un des plus faibles de la zone euro. Bien que les multiples réformes des retraites exigent qu’elles cotisent plus longtemps pour avoir une retraite à taux plein, les femmes ménopausées sont nombreuses à se heurter à un marché du travail hostile. La situation est critique pour celles qui ont déjà 60 ans (seuls 33% des Français âgés de 60 à 64 ans sont en emploi). Nous l’avons déjà évoqué plusieurs fois dans cette newsletter : plus on avance en âge, plus les écarts de revenus et de richesse entre femmes et hommes est important !
“ Outre-Manche, plusieurs études font la lumière sur les effets de la ménopause sur la carrière ”
Ces deux dernières années, les femmes britanniques ont fait des discriminations spécifiques qui entourent la ménopause un sujet de revendication. Outre-Manche, plusieurs études font la lumière sur les effets de la ménopause sur la carrière. De nombreuses femmes doivent s’absenter du travail, prendre des congés à cause de symptômes qui les handicapent au travail. Près d’une femme sur deux déclare n’avoir pas anticipé ces difficultés.
Une étude publiée à l’occasion de la journée mondiale de la ménopause (le 18 octobre dernier) révèle que 82% des répondantes ont envisagé de quitter leur travail à cause de leur ménopause. 12% d’entre elles ont effectivement quitté leur emploi à ce moment-là. Pour 18%, les symptômes ont été jugés « lourdement handicapants ». Presque toutes les femmes interrogées (90%) ont déclaré que les symptômes de la ménopause les touchent au travail. Quand elles manquent des jours de travail à cause d’eux, elles sont une écrasante majorité à ne pas oser en donner la raison à leur employeur.
La situation ne semble guère joyeuse pour les femmes britanniques de plus de 50 ans : l’âgisme et le sexisme sont omniprésents dans les organisations. Mais ce qui est remarquable, c’est que le sujet de la ménopause a envahi les médias les plus mainstream ou généralistes comme The Guardian, les femmes de tout âge y sont de plus en plus visibles et le sujet est discuté par les professionnels des ressources humaines comme par les personnalités politiques. Alors que les travailleurs manquent à l’appel — le Brexit et la pandémie ont fait de la pénurie de main-d’œuvre un sujet critique outre-Manche — on s’inquiète du sort des travailleuses de plus de 50 ans.
La ménopause au travail est un sujet que l’on prend très au sérieux. On peut s’appuyer sur quantité d’études, sondages, témoignages, fictions et mouvements pour faire avancer les choses. L’idée qui avance, c’est que les symptômes de la ménopause — bouffées de chaleur, fatigue chroniques, troubles du sommeil, sautes d’humeur, perte de mémoire… — ne devraient pas être cachés et ne sont vraiment un problème que quand ils doivent être vécus en secret et vous valent des moqueries.
“ Le problème, ce n’est pas la ménopause en tant que telle, c’est la culture qui la stigmatise ”
Avec un aménagement de travail adéquat, le soutien affectif d’une communauté, un accompagnement RH adapté et un brin de gentillesse, rien n’empêche les femmes d’être tout aussi performantes au travail. Le problème, ce n’est pas la ménopause en tant que telle, c’est la culture qui la stigmatise. Le problème, c’est l’âgisme sexiste particulier dont les femmes ménopausées sont les victimes qui se base sur deux piliers : premièrement, la femme au travail doit être désirable pour autrui, quel que soit son emploi ; deuxièmement, cette désirabilité dépend de sa jeunesse et de sa fécondité.
Les Britanniques sont prêtes à défiler dans les rues pour lever le voile pudique qui enveloppe la ménopause d’une culture du secret. Du coup, il existe des données et on met des mots sur ce qui se passe. La ménopause n’est plus mise sous le tapis. On appelle un chat un chat. On se met à négocier et on peut commencer à faire évoluer les mentalités et les institutions.
Quand je lis les articles dénonçant la stigmatisation de la ménopause au Royaume-Uni, je me dis que les choses ne sont pas très différentes en France. Sauf qu’en France, on parle moins volontiers de ménopause. On parlera de discrimination fondée sur l’âge, peut-être, mais le mot ménopause reste encore assez tabou, tout comme le fait de mentionner les symptômes qui l’accompagnent. D’après une étude publiée en 2020 par la MGEN et la Fondation des Femmes, 38% des Françaises pensent qu’il est difficile d’en parler et 41% racontent avoir subi des moqueries. Seule une femme sur deux en parle à son conjoint.
Pour Sophie Dancourt, fondatrice du média J’ai piscine avec Simone, « le média à remous qui donne de la visibilité à la génération des femmes de 50 ans », on subit une vision effrayante et trop médicalisée de la ménopause : « Sur Internet, si on tape ménopause, on tombe directement sur une liste affolante de symptômes. Résultat, les femmes ménopausées en ont peur avant l’heure, et sont la plupart du temps perçues comme des femmes déficientes ou en incapacité de faire quoi que ce soit, notamment dans le domaine professionnel… », expliquait-elle dans un entretien avec Welcome to the Jungle. La journaliste a à cœur de dénoncer l’âgisme dont les femmes sont victimes au travail. Elle souligne l’énorme gâchis que représente la stigmatisation de la ménopause au moment précis où elles ont tant à donner à leur carrière : « La ménopause, bien que pas toujours agréable, n’est pas facteur d’incompétence professionnelle ! »
“ C’est un fléau. J’ai tellement de clientes sur le carreau à 50 ans ”
Quand on parle avec Élise Fabing, avocate spécialiste en droit du travail, féministe engagée contre le harcèlement et autrice d’un précieux Manuel contre le harcèlement au travail, qui consacre des pages édifiantes au harcèlement dont les femmes cinquantenaires sont trop souvent victimes, on comprend mieux pourquoi les femmes préfèrent souvent ne pas parler de ménopause. Ce n’est pas que les Françaises ménopausées manquent de courage, c’est qu’elles s’en prennent plein la figure dans le monde du travail !
« C’est un fléau. J’ai tellement de clientes sur le carreau à 50 ans » m’explique Élise Fabing. « La ménopause et la maternité sont les deux grands moments de discrimination, deux périodes de la vie où les femmes sont particulièrement vulnérables ». Dans les agences de publicité ou de communication, par exemple, les femmes subissent des injonctions à la chirurgie esthétique, à la teinte des cheveux… et des moqueries liées à l’âge. Certains employeurs n’hésitent pas à engager des procédures de licenciement, le plus souvent fondées sur des motifs bidons, pour se débarrasser de travailleuses plus chères et jugées « moins vendeuses ».
Dans les dossiers qu’elle traite, les anecdotes sont effrayantes : « Madame a des vapeurs… elle ne doit pas avoir beaucoup de temps en ce moment pour les surmonter », « Pour la clientèle, ça serait bien que tu te teignes les cheveux », « Tu ne fais plus vendre »… Avocate en droit du travail, elle a l’habitude de rassembler des faisceaux de preuves pour justifier des faits de harcèlement, et elle a une collection infinie de citations de ce genre, lues ou entendues au travail, par des femmes de 50 ans harcelées.
“ Le nerf de la guerre, cela reste des intérêts financiers qu’il s’agit de continuer à apprendre à défendre ”
Ce qui est le plus fâcheux, c’est que cette discrimination liée à l’âge opère dans une grande impunité : les condamnations sont d’autant plus rares que l’indemnisation du préjudice est plafonnée et représente des montants dérisoires. Parce que les condamnations sont liées à l’ancienneté, les femmes qui prennent un nouveau poste ne peuvent pas espérer obtenir quoi que ce soit quand elles sont harcelées. Or la perte de leur emploi peut leur être financièrement fatale à ce moment-là de leur carrière. « Les condamnations et les montants sont trop faibles, ça ne fait peur à personne », explique Élise Fabing.
Elle ajoute que « frappées du syndrome de la bonne élève, de nombreuses femmes attendent qu’il soit trop tard pour aller voir un avocat quand elles sont victimes de harcèlement. (…) J’ai une majorité d’hommes parmi mes clients parce que les cadres masculins ont souvent acquis le réflexe d’aller voir des avocats pour défendre leurs intérêts financiers. »
Comme quoi, il en va de la ménopause comme de la maternité, le nerf de la guerre, cela reste des intérêts financiers qu’il s’agit de continuer à apprendre à défendre, en l’occurrence, en ayant le « réflexe avocat » et celui de collecter des écrits pouvant prouver un harcèlement avant qu’il ne soit trop tard.
“ On peut tout de même faire beaucoup pour faire avancer la cause des cinquantenaires au travail ”
Le chantier est considérable face à l’ampleur du tabou de la ménopause et de la discrimination dont les femmes de 50 ans sont victimes. Mais on peut tout de même faire beaucoup pour faire avancer la cause des cinquantenaires au travail. Il y a plusieurs niveaux d’actions à envisager :
- Le niveau individuel passe par un meilleur apprentissage de la défense de ses intérêts financiers (ce qui est un thème récurrent dans ViveS Média!). Quand une femme est protégée financièrement, elle est plus forte pour affronter des situations de violence et y faire face. Cela passe aussi par plus de connaissances et de vigilance sur le sujet du harcèlement. La lecture du Manuel contre le harcèlement au travail est salutaire et devrait être faite bien avant de se retrouver dans une situation de détresse.
- Le niveau culturel et sociétal concerne le discours sur la ménopause et la médiatisation des femmes de plus de 50 ans. Ces dernières années ont vu des progrès marquants en la matière. Quand on n’est pas soi-même dans une situation de discrimination, pourquoi ne pas apporter sa pierre à l’édifice et contribuer à cette médiatisation? Achetez des livres, lisez des articles et partagez les contenus qui vous semblent pertinents autour de vous. Parlez de ménopause à celles/ceux qui ne la vivent pas. Quand la ménopause sera un sujet courant, les employeurs et les DRH s’en empareront davantage.
- Le niveau de l’organisation est affecté par les grands bouleversements liés à la crise sanitaire et à la massification du télétravail. Sans doute les organisations sont-elles plus mûres aujourd’hui pour faire sortir la ménopause de l’invisibilité dans laquelle elle était. Si les réflexions sur le sujet sont encore rares, on peut espérer qu’une prise de conscience organisationnelle est proche. Parfois quelques arrangements simples (horaires plus flexibles, congés, réglage de la température…) pourraient faire des miracles. Si on parle de plus en plus d’aménagements au travail concernant la parentalité, pourquoi n’en parlerait-on pas à propos de la ménopause? À l’échelle des entreprises, cela peut commencer par la collecte de données spécifiques (et anonymes) sur le bien-être des salariées…
- Le niveau politique concerne l’arsenal légal qui entoure le harcèlement au travail. Des réformes récentes visant à protéger les entreprises ont complexifié les procédures et rendu les montants des indemnités trop faibles pour être dissuasifs. Il reste du lobbying à faire pour mettre fin à la relative impunité des personnes coupables de harcèlement dans le monde du travail.
Illustration : un grand merci à Rokovoko