" Tu n'as qu'à créer ta boîte! " m'ont alors lancé des proches bien intentionnés
C’est vrai, ça pourquoi pas ? Finalement l’idée c’est moi qui l’ai apportée, le projet c’est moi qui l’ai porté et personne n’y croit autant que moi. Certes, je suis journaliste, pas entrepreneure. Mais entreprenante, oui : je sais soulever des montagnes quand il s’agit d’obtenir des ressources, de convaincre des partenaires. Alors pourquoi pas moi ? Un tiers des entreprises créées en France le sont par des femmes – il y en a eu près de 850.000 l’an dernier dont 630.000 entreprises individuelles. Parmi les entreprises individuelles, ce sont même 40% qui ont une créatrice à l’origine. Et ne dit-on pas que ces entreprises créées et dirigées par des femmes affichent en moyenne une meilleure rentabilité et une plus grande pérennité ?
Autant dire que les arguments pour se lancer ne manquent pas. De nombreux réseaux existent pour accompagner les créatrices, des banques telles que BNP Paribas et la Caisse d’Épargne développent une attention et des programmes spécifiques à leur égard, le gouvernement lui-même assure encourager l’entrepreneuriat féminin, source de croissance. Créer une EURL ou une SAS ne semble pas si compliqué, et la mise de départ n’a pas besoin d’être très élevée. Autour de moi, une ancienne cadre de Sanofi a monté son cabinet d’expert-comptable, une responsable qualité est devenue professeure de yoga, une chargée d’assurances s’est formée à la pâtisserie et a lancé son activité. Elles ont toutes énormément travaillé mais leur énergie semble décuplée par le fait de maîtriser leur destin. De mon côté, pas de reconversion professionnelle en vue, seulement un changement de statut. Oublié le salariat, je pourrais rejoindre la cohorte de celles et ceux qui annoncent fièrement: «J’ai créé ma boîte». On ne me dirait pas «tu es folle» comme il y a 20 ans, mais «bravo, on a besoin de gens comme toi».
Je suis séduite. A moi l'indépendance !
Être sa propre patronne, engranger les fruits de ses succès, assumer ses échecs, ne s’en remettre qu’à soi, n’est-ce pas le meilleur moyen de s’épanouir professionnellement ? Travailler par conviction avant tout, et accessoirement créer son propre emploi. Avant, qui sait, d’en créer d’autres. Faire partie de ceux qui pilotent leur activité, et surtout éprouver de nouveau le frisson de la puissance créatrice. À 50 ans, dix ans après avoir fondé une famille, je ressens une nouvelle pulsion de vie qui m’encourage dans cette voie.
Soudain, un vertige me saisit. Je suis seule. Pas d’associé(e) dans cette histoire. Personne pour confronter les idées, les intuitions, discuter des projets, des problèmes, des solutions. Pas d’espace bureau pour travailler; certes le confinement nous a tous mis au travail dans notre salon, mais ai-je envie de continuer ainsi ? Je dépose un nom, des statuts, d’accord, mais je dois aussi trouver un comptable, aller voir mon banquier. J’ai besoin d’argent pour structurer le projet, l’alimenter en contenus et prospecter des annonceurs. Je maîtrise bien mon métier mais pourrai-je encore l’exercer alors que je devrai me consacrer au développement de l’entreprise ? Et le banquier, que va-t-il en penser, lui qui m’a toujours connue salariée ? Et mon salaire, au fait, que va-t-il devenir ?
Face au mur de l'argent
La difficulté d’accès au financement est un mur d’escalade pour les créatrices d’entreprise. D’après le deuxième baromètre Veuve Clicquot de l’entrepreneuriat féminin, 54% des femmes entrepreneures en France considèrent que les fonds sont plus facilement disponibles pour leurs homologues masculins. Les trois-quart d’entre elles privilégient encore l’auto-financement, selon l’Observatoire BNP Paribas de l’entrepreneuriat féminin. Et quand elles osent se tourner vers les banques, elles doivent affronter un taux de rejet de leur demande de crédit près de deux fois supérieur à celui accusé par les hommes (4,3% contre 2,3%). Et ce alors même qu’elles demandent moins d’argent que leurs homologues masculins. Une fois l’entreprise lancée, ce n’est pas un chemin pavé de roses. D’après l’Observatoire Bouge ta boîte-chaire FERE, 67% des créatrices gagnent moins de 1500 euros bruts par mois; 75% ont financé leur entreprise sur fonds personnels. Certes, je n’imagine pas monter ma boîte pour faire fortune, car comme la plupart des femmes qui osent l’aventure je veux surtout réaliser « un projet qui me tient à cœur ». Mais pour autant, je souhaite pouvoir vivre décemment, j’ai une famille, un crédit immobilier… Pourquoi mon idée, mon travail vaudraient-ils moins que ceux d’un homme ? Suis-je prête à tout sacrifier pour « ma boîte », pour être enfin valorisée à ma juste mesure, pour que ma capacité d’initiative et d’innovation soit reconnue ? Faut-il quitter le monde de l’entreprise comme Céline Alix et tant d’autres, autant par choix que par insatisfaction ?
Quelle voix vais-je écouter ?
Je me rends compte aussi pourquoi autour de moi, tout me pousse à me lancer. Les entreprises n’aiment pas les seniors, elles les préfèrent dehors. La « start-up nation » pourrait afficher un meilleur taux d’entreprises créées par des femmes. Avec un peu de chance je pourrais même devenir un rôle modèle pour d’autres femmes. Connaissez-vous beaucoup de Bill Gates en talons ? Pour devenir entrepreneure, j’aurai surmonté tellement d’obstacles que je serai capable de gérer mon activité au cœur de la pire des crises. Ce qui explique sans aucun doute la meilleure résilience des entreprises créées par des femmes.
Finalement, quelles sont mes aspirations profondes ? Voilà, au final, la seule question qui vaille. Entreprenante, sans aucun doute. Entrepreneure, pas forcément. Il y a mille et une façons de réaliser son ambition. Sans se mentir et sans se conformer aux injonctions de la société, quelles qu’elles soient.
Illustration : un grand merci à Rokovoko