35 ans sans rien oser demander, s’étonnait-elle dans le deuxième épisode de notre podcast Osons l’oseille. À l’exception des NAO (Négociations annuelles obligatoires), Florence n’avait jamais bénéficié d’une évolution salariale. Elle s’est lancée le jour de son entretien annuel d’évaluation, après une année compliquée durant laquelle elle a dû assumer de nouvelles responsabilités, en l’absence d’un directeur. «J’ai demandé à mon N+2 s’il était satisfait des missions réalisées, si cela correspondait à ses attentes initiales. Il m’a dit qu’il était très content. Je l’ai remercié pour la prime exceptionnelle perçue… et je lui ai demandé de l’intégrer à ma rémunération.» Encore étonnée de son audace, elle se dit soulagée d’avoir pu formuler sa demande sans agressivité, sur le ton de la conversation. «J’étais prête dans ma tête!»
Changer d’entreprise (ou de poste) pour gagner plus
35 ans pour être prête, c’est long… Et même si Florence est régulièrement montée en compétences, c’est le fait d’assumer des responsabilités nouvelles et inattendues qui l’ont convaincue de demander cette augmentation. Comme elle n’avait jamais changé d’entreprise, elle n’avait pas eu l’occasion de s’interroger sur son salaire, de se comparer et de réclamer plus.
Or, d’après le Baromètre 2023 de la rémunération des cadres de l’Apec, 74% des cadres ayant changé d’entreprise (sans passer par le chômage) et 72% des cadres ayant changé de poste au sein de leur entreprise en 2022 ont été augmentés, contre seulement 55% des cadres n’ayant pas évolué.
L’impact de la mobilité sur le salaire est encore plus fort chez les jeunes, toujours selon l’Apec, en 2021, 83% des jeunes cadres ayant obtenu une augmentation le devaient avant tout à un changement de poste dans leur entreprise; 65% de ceux ayant changé d’entreprise avaient aussi augmenté leur salaire, contre 55% de ceux restés dans le même poste. Jouer la carte de la mobilité se révèle donc souvent payant.
Ce que confirme Lucie, 38 ans. Quitter le service communication d’une structure parapublique pour rejoindre une entreprise privée lui a permis de booster son salaire de 20%, sans plus de responsabilité ni de contrainte. Comme elle, fin 2023, 37% des cadres projetaient de changer d’entreprise au cours des douze prochains mois, selon le Baromètre Apec « Intentions de mobilité des cadres » du 4e trimestre 2023. Principale motivation? Améliorer sa rémunération.
Être mère : gros coup de frein sur le salaire
Problème : les femmes utilisent bien moins souvent ce levier. Ainsi, d’après notre Baromètre ViveS-IFOP 2024 réalisé en partenariat avec BoursoBank et La Financière de l’Echiquier, 1 femme sur 2 ne se sent pas à l’aise de changer d’entreprise pour gagner plus, contre seulement 43% des hommes.
Les femmes sont donc plus stables professionnellement … mais n’en sont pas forcément récompensées. «Elles ont tendance à rester fidèles à leur entreprise alors que l’évolution des rémunérations passe plus par la promotion externe qu’interne, estime François-Xavier Selleret, directeur général de la caisse de retraite AGIRC-ARRCO. En cause: l’arbitrage entre vie privée et vie professionnelle qui ne s’opère pas de la même manière entre elles et les hommes.»
Ariane, une de mes amies, brillante avocate, a ainsi préféré se rabattre sur un poste de juriste dans une institution publique afin de privilégier sa vie de famille. Aujourd’hui, à 45 ans, cette mère de deux adolescentes voit sa carrière bloquée et sa rémunération plafonner depuis cinq ans à 4 000 euros bruts mensuels. Les possibilités d’évolution sont minces. Un constat amer pour celle qui, frustrée par son niveau de salaire, souhaite prospecter à l’externe mais rame pour revenir dans le jeu.
Parmi les moments clé durant lesquels se creusent les écarts de rémunération en défaveur des femmes, l’arrivée d’un enfant marque une rupture nette. En atteste une étude de l’Insee publiée en 2022. Non seulement les mères réduisent plus fréquemment leur temps de travail, mais aussi «elles changent moins souvent d’emploi, ce qui peut restreindre leur évolution de carrière.» Toutes choses égales par ailleurs, après une naissance, la proportion de mobilités professionnelles chute davantage chez les femmes : moins 11,1 points contre moins 3,4 points chez les hommes. «L’effet estimé de la plus faible mobilité des mères à l’arrivée d’un enfant est ainsi trois fois plus fort que pour les pères» constate l’Insee.
Élise Bordet, fondatrice de l’association 2082 qui forme les femmes à la négociation salariale, le confirme: «À l’arrivée d’un enfant, les femmes sont plus sollicitées ou s’y consacrent plus, et c’est là que beaucoup se joue.» Résultat: cinq ans après la naissance du premier enfant, le salaire des femmes baisse de 25% en moyenne et de 5% pour celles qui perçoivent les rémunérations les plus élevées, alors que les hommes de cette catégorie gagnent 17% de plus sur la même période (Insee, 2019). Les inégalités de salaires se creusent après la première maternité, et celle-ci freine aussi la mobilité professionnelle des femmes: c’est la double peine.
Claire Alet le résume très bien dans les premières pages de son livre La matrice, consacré aux origines de la domination masculine, publié cet automne au Seuil. «Lorsque je reviens de congé maternité après la naissance de mon premier enfant, je suis épuisée parce que ma fille ne fait toujours pas ses nuits à cinq mois. Après une grossesse, un accouchement et des mois d’allaitement, je n’ai pas eu une seule nuit complète pour me reposer et récupérer. Ni même une journée. Je reviens pourtant telle une guerrière à l’assaut de mon bureau, des réunions, et des délais de production.(…) Je suis tellement exténuée que me lancer dans un bras de fer avec ma direction et mener seule des négociations salariales est au-delà de mes forces.»
Alors changer de job, vous n’y pensez pas!
«Les femmes savent qu’elles auront parfois besoin de s’absenter ou de partir plus tôt pour leur enfant, reprend Élise Bordet. Pour ne pas fragiliser leur situation, elles se disent que ce n’est pas le moment de négocier. Redoutant l’impact et la peur de déplaire, elles font profil bas. Plus encore, parce que se percevant comme moins légitimes, elles réfrènent leurs envies d’aller voir ailleurs.»
Laisser parler son ambition: oui, on a le droit !
Pour rompre avec cette fatalité, des femmes font le choix radical de ne pas avoir d’enfant. C’est le cas de Véro, qui de cette liberté a tiré une évolution exemplaire. Technicienne galéniste (spécialiste de la forme du médicament) dans une multinationale pharmaceutique, elle sent le vent tourner en 2018, quand survient un plan social qui condamne son service. Qu’à cela ne tienne, elle prend les devants et repart sur les bancs de l’université à la quarantaine. Celle qui avait démarré sa carrière avec un simple Bac+2 devient chercheuse et poursuit son chemin au sein du groupe. Depuis, son statut et sa rémunération ont été largement revalorisés.
Mais renoncer à la maternité n’est -heureusement- pas la seule voie. Il existe des programmes originaux comme le Défi 100 jours développé par L’Effet A (A comme ambition) pour aider les femmes cadres à exprimer leur ambition. Dans les 12 à 18 mois suivant la réalisation du parcours, 60% des participantes ont obtenu un nouveau poste dans leur entreprise, et parmi celles-ci, 68% ont fait une progression verticale. Le changement de posture -confiance en soi, prise de risque, réseautage- se traduit ainsi souvent par un changement de poste!
L’histoire de Véro, qui a transformé un moment critique en succès, montre aussi le rôle capital de la formation continue au cours d’une carrière. Celle-ci est trop souvent négligée, tant on considère comme acquis le volet éducation, une fois le ou les diplômes en poche. Les anglo-saxons l’appellent le “long-life learning”, et cette association entre vie et apprentissage est puissante. Comme le rappelle l’Unesco, l’apprentissage continu améliore l’employabilité, il offre aux gens “la possibilité de développer leurs capacités et de réaliser leur potentiel tout au long de leur vie, indépendamment de leur niveau d’éducation de départ”. Énergisant, non?