Fini, le mentorat à l'ancienne ?
Traditionnellement, ce sont les personnes plus âgées qui mentorent les plus jeunes. Avec expérience et pouvoir, elles sont les mieux placées pour tirer les autres vers le haut. Là où les carrières sont linéaires et l’expérience est valorisée, c’est le sens naturel des choses.
Mais dans les périodes de rupture, après une révolution technologique ou pendant une période de crise ou encore de guerre, les choses s’inversent.
C’est ainsi que le concept de reverse mentoring a été inventé, pour inviter les jeunes, plus au fait des usages émergents en matière de nouvelles technologies, à montrer par exemple aux plus âgés comment se servir d’un ordinateur.
Même s’il ne s’agit plus seulement d’informatique, le reverse mentoring reste d’actualité dans un monde de transitions multiples qui compte davantage de générations au travail et où les ruptures de carrière sont plus nombreuses. Paradoxalement, les gens d’âges différents se mélangent moins dans la vie qu’autrefois (quand l’Église, la famille élargie ou les syndicats jouaient un rôle central dans nos vies) : raison de plus pour mettre en relation des personnes d’âges différents. Quant aux femmes, elles se reconvertissent davantage. Après 45 ans, elles subissent parfois harcèlement, discrimination et plafond de verre. En somme, elles ont tout à gagner au développement du mentorat sous toutes ses formes.
Ce que l'histoire du mentorat nous dit de l’âge
À l’origine, le mot mentor vient de la mythologie grecque. Dans l’Odyssée d’Homère, Mentor est un ami d’Ulysse auquel ce dernier confie la charge de son fils Télémaque au moment de partir faire la guerre de Troie. Quand la déesse Athéna décide un jour de rendre visite à Télémaque, elle prend l’apparence de Mentor pour échapper aux fâcheux soupirants de Pénélope (la mère de Télémaque). Sous l’apparence de Mentor, Athéna encourage Télémaque à repousser les soupirants et partir découvrir ce qui est arrivé à son père. Mentor est donc une femme ! Et la relation particulière qu’elle entretient avec son jeune mentoré repose sur le partage de sagesse et de connaissances.
Dans l’histoire, les apprentis et les compagnons des guildes médiévales nous ont légué l’idée que les relations professionnelles entre travailleurs expérimentés et débutants sont particulièrement fécondes. Le chemin de la maîtrise se parcourt avec des mentors. Puisqu’il faut de nombreuses années pour y parvenir, ces derniers sont forcément plus âgés. Il y a de nombreuses périodes où l’on a même dévalorisé la jeunesse. Dans Le monde d’hier, Stefan Zweig décrit cette société viennoise de la fin du XIXe siècle où l’on se méfiait des jeunes. Les hommes faisaient en sorte de paraître plus âgés, par exemple en se laissant pousser la barbe. Le respect envers les aînés était le mot d’ordre. L’école se chargeait d’inculquer les valeurs du régime et de discipliner les ardeurs de la jeunesse. Quel contraste avec notre société qui nous pousse à vouloir paraître plus jeune et tend à nier la valeur de l’expérience ! Comment a-t-on inversé les choses ?
Le "reverse mentoring" (mentorat inversé) s’est développé avec Internet
Le mentorat inversé apparie des mentors jeunes avec des mentorés dirigeants plus âgés et expérimentés, pour les guider sur des sujets culturels d’importance stratégique pour l’entreprise. À la fin des années 1990, le célèbre PDG de General Electric, Jack Welch, a popularisé ce concept de reverse mentoring lorsqu’il a mis en place un programme pour accompagner les 500 plus hauts dirigeants de son entreprise par des jeunes salariés afin qu’ils apprennent à utiliser Internet.
« Lorsque j’étais à Londres, j’ai rencontré un PDG qui m’a dit qu’il était un mentoré. Mentoré ? Pour me mettre à jour, j’ai trouvé la personne la plus jeune et la plus brillante de mon organisation. C’était l’une des meilleures idées que j’aie entendues depuis des années. En moins de 48 heures, tout le monde dans mon entreprise était en train de chercher quelqu’un qui pourrait les aider. Nous avons renversé l’organisation : nous avons maintenant les plus jeunes et les plus brillants qui enseignent aux plus âgés », explique Welch.
À bien des égards, les révolutions culturelles des années 1960 et 1970 ont banalisé l’idée que les vieux ont beaucoup à apprendre des jeunes. Avec Internet, l’idée a gagné du terrain dans les entreprises. Des entreprises comme Cisco, HP ou encore The Hartford ont mis en place des programmes de mentorat inversé dans leurs équipes. Dans les années 2000, la montée en puissance des applications numériques et des réseaux sociaux a créé un sentiment d’urgence dans de nombreuses organisations.
Les limites du "reverse mentoring"
Le reverse mentoring est devenu un cliché quand il se nourrit des fantasmes sur la génération Z et d’un culte de la jeunesse omniprésent. Certes, il arrive que des jeunes salariés maîtrisent mieux certaines applications numériques, mais cela n’a rien de systématique. Les jeunes ne sont pas « bons en Tech » simplement parce qu’ils sont jeunes ! Apparier des cadres expérimentés avec des jeunes dans l’espoir qu’ils vont par magie savoir recruter des « Z », c’est un leurre.
Dans le concept incarné par Jack Welch, le mentorat inversé n’est même pas tout à fait du mentorat : peut-on vraiment parler de mentorat quand le pouvoir est détenu par le mentoré (le dirigeant) ? Cela pourrait même relever de la condescendance puisque tout le monde sait où est le pouvoir : dans les mains des dirigeants qui font mine de se soumettre à la “sagesse” des “petits” jeunes, le temps que durent leurs séances d’initiation aux réseaux sociaux. Peut-être serait-il plus juste de parler dans ce cas d’ateliers culturels ou de sessions de formation à Internet ?
D’une certaine manière, la popularité du mentorat inversé est symptomatique d’une période de transition, quand les jeunes gens (et les nouveaux entrants sur un marché) sont supposés mieux comprendre le nouveau paradigme et détenir les clés de la transition elle-même. C’est parfois vrai. Les cycles technologiques s’accélèrent. Les métiers se transforment plus vite qu’avant. Mais la valeur du mentorat, quel que soit son sens, va au-delà de la simple formation ou “mise à la page” ponctuelle. C’est une relation de long terme aux bienfaits multiples.
L'idéal : favoriser les échanges intergénérationnels
Je reste un peu sceptique face aux discours sur le reverse mentoring : non seulement on ne valorise pas l’expérience et le savoir des seniors (en particulier des femmes), mais on leur dit, parfois avec violence, qu’on leur préférerait quelqu’un de 20 ans de moins tant elles seraient devenues « ringardes ». Si je suis convaincue qu’il y a moins de linéarité dans la carrière et qu’on peut apprendre beaucoup des personnes plus jeunes, je préfère le concept de mentorat intergénérationnel à celui de reverse mentoring. Attention à ne pas stigmatiser les individus par rapport à leur âge ! L’âgisme reste hélas courant.
Le mentorat intergénérationnel met en relation des individus de générations différentes, reconnaissant que chacun peut bénéficier de cette relation en termes de développement personnel et professionnel. Il s’applique aussi aux situations de plus en plus nombreuses où des personnes plus jeunes possèdent une expertise ou un pouvoir supérieur à des personnes plus âgées qui débutent une seconde (ou énième) carrière, ce qui est le cas de nombreuses femmes de plus de 50 ans après une reconversion professionnelle.
C’est ainsi qu’est née en 2013 l’association belge Duo for a Job, à partir d’un double constat : d’une part, il existe une disparité significative en matière d’accès à l’emploi entre les jeunes issus de l’immigration et les autres ; d’autre part, on observe une sous-valorisation de l’expérience professionnelle des personnes de 50 ans et plus. Pourquoi ne pas créer des duos pour combler les disparités et valoriser l’expérience professionnelle des mentors seniors ? L’association s’est depuis développée en France aussi.
Une bonne façon de stimuler toutes les diversités
Avec le mentorat intergénérationnel, les participants apprennent les uns des autres, capitalisent sur leurs différences et similitudes. Les personnes plus jeunes peuvent tirer profit de l’expérience et des compétences des aînés pour mieux organiser leur travail, équilibrer leurs vies professionnelle et personnelle ou gérer leurs finances. En retour, les aînés bénéficient de la perspective des plus jeunes pour construire des réseaux plus diversifiés et s’adapter aux nouvelles normes professionnelles, par exemple en matière de réputation en ligne.
Pour les organisations, le mentorat intergénérationnel présente de gros avantages : il favorise la diversité, réduit les biais et contribue à combler les écarts de compétences. En encourageant les rencontres intergénérationnelles, on renforce les réseaux professionnels internes et la culture d’une organisation. Le cabinet de conseil PwC y a eu recours au Royaume-Uni avec l’objectif d’améliorer la diversité et l’inclusion, en mettant en relation des employés juniors et seniors non seulement à travers les générations, mais aussi en termes de genre et d’origine ethnique.
Des plateformes se sont lancées pour aider les entreprises à exploiter ce potentiel. Par exemple, la plateforme Unatti propose aux entreprises de monter leurs programmes de mentorat et de faciliter la mise en relation entre mentors et mentorés. Créer des binômes d’âges différents est présenté comme le meilleur moyen de développer une culture de l’apprentissage et d’améliorer la communication entre les générations dans une organisation. Sa fondatrice, Victoria Pell, décrit sa plateforme comme un « site de rencontres professionnelles centré sur des sujets professionnels ».
À titre individuel, quel que soit notre âge, il est essentiel de continuer à construire des réseaux d’entraide diversifiés, développer des relations de long terme avec des individus qui nous guident dans notre carrière, renvoyer l’ascenseur en guidant quelqu’un d’autre à notre tour et apprendre quotidiennement au contact des jeunes et des vieux.
Je vous propose un petit défi pour 2024 : et si vous deveniez mentor et mentoré de personnes d’âges différents ?
Illustration: un grand merci à Jon Krause