« La société voit les filles coiffeuses, esthéticiennes ou infirmières »
Alors quand on m’a parlé de Florence, une infirmière qui a décidé de devenir technicienne dans l’aéronautique, j’ai tout de suite voulu la rencontrer. Les femmes ne représentent aujourd’hui que 16% des ouvriers et 14% des techniciens dans ce secteur. Autant dire qu’on n’en croise pas très souvent ! Menue, vive, l’accent chantant du sud-ouest (elle vient de Pau), elle m’a embarquée dans son histoire avec jubilation, tellement heureuse d’avoir atterri dans ce nouveau métier.
Pendant quinze ans, Florence Vesperini a donc été infirmière. D’abord en clinique, puis en libéral. Elle l’avoue volontiers : « J’ai choisi ce métier par facilité. Maman était infirmière, elle m’avait emmenée sur ses lieux de travail, je connaissais ce milieu. Quand on a 18 ans, on cherche un métier de fille, où les femmes sont représentées, où on va se sentir accueillie. Et puis, le système scolaire ne donne aucune ouverture sur l’éventail des professions possibles. La société voit les filles coiffeuses, esthéticiennes ou infirmières ». Pour autant, Florence ne regrette pas son choix : « J’ai beaucoup aimé ce métier. J’aimais l’aspect technique, la mécanique du corps humain, les gestes pour les pansements, les injections. L’aspect relationnel aussi, mais au fil des années il est devenu de plus en plus difficile, avec l’accroissement de la charge de travail. Sans parler de la violence grandissante envers les soignants ». |
De la blouse blanche au bleu de travail
Pendant près de dix ans, Florence travaille comme infirmière libérale. A son compte, elle jouit d’une grande liberté d’organisation, mais subit aussi des tâches administratives de plus en lourdes, des patients de plus en plus exigeants et une concurrence croissante car ses collègues fuient l’hôpital en pleine déliquescence. Le Covid n’arrange rien, et en décembre 2021, Florence décide d’arrêter. Elle repart comme salariée dans un Ehpad, histoire de vérifier si la situation s’est améliorée depuis qu’elle a quitté ce statut, au tout début de sa carrière. Le gouvernement n’a-t-il pas promis une revalorisation des métiers de la santé ? « En fait, c’était pire qu’avant ! Après 15 ans d’expérience, je touchais 2 200 euros net par mois, avec 70 résidents à charge, seule, et leur vie entre mes seringues. » Certes, elle n’a plus de paperasse à gérer à la maison, mais elle rentre épuisée de ses journées à rallonge – 12h en moyenne -, le corps cassé – « j’avais mal au dos, mal aux épaules, j’étais trop fatiguée pour faire du sport ». Au bout de six mois, elle lâche l’affaire. Définitivement. Elle a 38 ans, un garçon de 10 ans en garde alternée. Et une petite idée dans la tête
Un an plus tôt, elle avait visité l’usine Safran de Bordes (à 60 km de Pau) grâce à l’association des anciens de Turbomeca. L’entreprise est une institution dans le Béarn, elle y a été fondée voilà plus de 80 ans par Joseph Szydlowski, un juif d’origine polonaise qui a fui le nazisme. Elle a employé jusqu’à 2 500 personnes pour fabriquer des moteurs d’hélicoptères. La visite menée par Charles Claveau, le volubile président des Amis du Patrimoine Historique de Turbomeca, fascine Florence qui découvre maquettes et vieux moteurs. Elle décide d’explorer cette voie, visionne des vidéos sur YouTube. « J’avais commencé un bilan de compétences avec l’organisme Chance, je savais au fond de moi que je voulais changer du tout au tout. Mais j’avais besoin de me faire accompagner. De ne pas sauter dans le vide sans parachute. » Le parcours Chance l’entraîne d’abord dans un gros travail d’introspection, puis la coach qui la suit l’aide à identifier les compétences qu’elle possède et pourrait transférer ailleurs : ses capacités d’organisation et de concentration, sa rigueur, son sens de la communication. « Je me suis dit, je ne pars pas de zéro, mais avec un bagage déjà solide. »
Confortée, elle pousse les portes d’un centre de formation de l’UIMM (Union des industries et métiers de la métallurgie) : « J’étais infirmière, je veux changer de métier, l’aéronautique m’intéresse, dites-moi ce que je pourrais faire ! ». On lui montre les différentes sections : usinage, soudure-chaudronnerie, maintenance, électrotechnique, montage. L’usinage et le montage retiennent son attention. Pour mieux connaître ces spécialités, elle part en chasse d’un stage “PMSMP” (période de mise en situation en milieu professionnel) qu’elle finit par décrocher pour deux semaines chez Safran Landing Systems à Bidos, où sont fabriqués, entre autres, les trains d’atterrissage des Airbus A330.
Florence s’apprête à troquer la blouse blanche contre le bleu de travail. Non sans crainte. « J’ai passé quelques nuits blanches avant de démarrer. Je me demandais ce que j’allais faire dans un milieu que je ne connaissais pas, complètement masculin… »
« Comme une enfant devant une vitrine de Noël »
Pas une femme en effet dans l’atelier d’usinage qu’elle rejoint la première semaine. Mais elle est bien accueillie. L’ambiance est bon enfant. Elle découvre le métier « en vrai », les tours conventionnels et les tours à commandes numériques, le bruit assourdissant des machines, la station debout toute la journée … et la magie de la fabrication : « d’un métal brut, on arrive à une belle pièce, bien formée, brillante, avec des détails précis… j’étais comme une enfant devant une vitrine de Noël ! » A l’issue de cette semaine, elle est quasiment sûre de son choix ; la seconde semaine au montage va le confirmer : c’est intéressant mais elle n’a pas le coup de cœur. Avec l’usinage, elle agit sur la matière… comme avant sur le corps humain : « en tant qu’infirmière, je soignais des plaies pas jolies, et quelle satisfaction de voir la peau se reformer et se refermer ! ».
Enchantée par cette première immersion, elle candidate pour une formation pré-qualifiante de trois mois aux métiers de l’usinage. Admise avec une dizaine de stagiaires de 17 à 52 ans (et une autre femme), la voilà qui retourne sur les bancs de l’école dans un lycée professionnel. Au programme, maths, trigonométrie, mais aussi confrontation avec la machine, tour ou fraiseuse. Elle termine par un stage d’observation de trois semaines, cette fois-ci chez Safran Helicopter Engines, à Bordes, à l’atelier combustion – 150 personnes, parmi lesquelles 2 femmes seulement, une contrôleuse et une chaudronnière. L’expérience se révèle décisive : à la fin, elle ne veut plus partir. Et ses collègues de l’encourager : « tu es faite pour ça, fonce ! ».
« Bien sûr, la pression existe, sur les cadences et la qualité. Mais cela n’a rien à voir avec le métier d’infirmière où le rythme est infernal et où il est devenu impossible de bien travailler. Dans l’industrie, si on a une difficulté sur une pièce ou une machine, on est entendu. Et l’entraide est réelle, on n’est pas isolé. » Surtout, Florence découvre que ces métiers dits masculins sont autrement considérés (et payés) que les métiers à prédominance féminine.
« Tu n’as pas peur de mettre les mains dans l’huile ? »
« Quand on m’a annoncé les limites de port de charge, 25 kilos pour les hommes, 15 kilos pour les femmes, ça m’a fait rigoler : j’ai soulevé toute seule des vieux de 80 kilos ! ». Plutôt bien reçue dans les différents ateliers où elle est passée, Florence s’est quand même plusieurs fois entendu dire : « Mais tu n’as pas peur de mettre les mains dans l’huile ? » De quoi la faire sourire, là aussi : « Moi, j’ai mis les mains dans la merde, dans les urines, alors l’huile… » Son passé d’infirmière intrigue. Elle en fait une force : « j’ai été confrontée à la vieillesse, la maladie, la mort… ça aide à relativiser ! Mes collègues, ils ont la chance d’être en bonne santé et de travailler dans des conditions correctes, l’industrie c’est le grand luxe comparé à d’où je viens ». Son sens de l’humain est apprécié. Elle oublie vite les (très) rares remarques désobligeantes, comme cet homme qui lui avait lancé : « l’infirmerie, c’est par là ! ».
Florence se félicite d’avoir retrouvé un équilibre de vie. « J’ai repris le sport, je pratique le pilates chaque semaine, je marche, je fais du vélo. Je prends soin de moi. Les infirmières, qui prend soin d’elles ? » Elle se réjouit aussi de la perspective d’un salaire à la hauteur de son engagement : sur un poste en 3 x 8, la rémunération mensuelle atteint 2 500 euros net, hors participation et 13e mois. Et sans week-end travaillé !
Prochaine étape : le bac pro technicien en réalisation de produits mécaniques, en alternance chez Safran. « Pourtant quand j’ai passé le bac, je m’étais dit ‘plus jamais ça !’. Mais j’y retourne car je veux une formation reconnue. Et après je pourrai me spécialiser en rectification, c’est un métier très demandé aussi mais il faudra encore huit mois de formation supplémentaire. » Pas de quoi décourager Florence qui, en attendant sa rentrée le 11 septembre prochain, a assuré un intérim de trois mois dans une entreprise de robotique, où elle a été affectée sur une mortaiseuse, une nouvelle machine qu’elle a dû apprivoiser. Depuis la fin de son contrat, elle profite de son temps libre pour potasser le fonctionnement des chambres de combustion. Incollable sur le nom des moteurs d’hélicoptères – Arrano, Arriel, Arrius – pour lesquels elle va bientôt fabriquer des pièces, elle annonce fièrement son futur métier : tourneuse-fraiseuse. Et je vois briller dans ses yeux l’excitation de ceux qui n’ont pas peur d’aller décrocher les étoiles.
Illustration : un grand merci à Clémentine Fourcade