Les femmes ne sont que 5 % parmi les routiers à exercer ce métier. Sylvie Thomas dite «Famounette» en fait partie. Enthousiaste, décidée, sa joie de vivre et son énergie débordante sont contagieuses.
De l’usine à la route : il lui a fallu 20 ans pour oser
Sa passion pour le métier de routier remonte à ses 8 ans, quand Sylvie partait avec ses parents en vacances. Son plaisir était de s’arrêter sur les aires d’autoroutes et de voir les camions. Elle avait la sensation que leurs chauffeurs étaient libres, autonomes, seuls à décider de leur route. Si seulement elle pouvait faire comme eux !
En grandissant, Sylvie exprime son rêve à ses parents, mais celui-ci n’est pas accueilli avec enthousiasme. A l’époque, sa mère lui conseille de trouver un métier “normal”, un “truc de filles”.
Sa passion est alors mise sous silence, refoulée. Mariée à 18 ans, mère à 19 ans, elle élève trois enfants et travaille en usine puis dans le commerce ambulant.
Il y a des rêves qui reviennent à la surface de façon soudaine et avec une évidence qui emporte tout. À près de 40 ans, Sylvie s’ennuie dans son métier, elle se questionne sur le sens qu’elle pourrait donner à sa vie professionnelle les 25 prochaines années. Au même moment, ses enfants deviennent adolescents, son couple bat de l’aile. Tout s’entrecroise et Sylvie renoue avec son envie de devenir routière. Et pourquoi pas, finalement ?
Elle met la gomme pour se former et être embauchée
Sylvie cherche sur Internet des infos sur la formation nécessaire, puis sur les moyens de la financer. Elle constitue un dossier solide pour qu’à aucun moment le Fongecif (devenu depuis Transitions Pro) puisse lui refuser l’aide financière. Aide qu’elle obtient, et elle peut ainsi se former pour obtenir son permis poids lourds.
La première fois qu’elle monte dans un camion, Sylvie se sent tout de suite à sa place, même si, lorsqu’elle effectue de difficiles manœuvres en marche arrière, le doute surgit parfois : «Qu’est-ce-que tu fous là ?» «Pourquoi veux-tu changer de métier ?» Mais l’action lui fait rapidement dépasser ses craintes.
Elle répertorie toutes les entreprises de transport de sa région, observe les besoins de recrutement dans le secteur. Et elle présente enfin sa candidature. Pour déjouer les réticences de son futur employeur, elle y va franco, mettant en avant ses compétences acquises, sa vision du métier, sa certitude quant à ses capacités physiques. Sans montrer hésitation ni crainte.
Sylvie se souvient encore de la fierté de son père lorsqu’elle lui apprend la nouvelle de son embauche : il était heureux qu’elle puisse enfin concrétiser son rêve, et peu importe ce que les autres pourraient penser.
Et c’est parti pour la route ! Du haut de sa cabine, elle découvre une vision large du paysage et prend plaisir à maîtriser un monstre énorme. Rouler lui donne un sentiment inédit de liberté, et elle n’a plus conscience du temps qui passe. Sylvie conduit d’une région à une autre, d’un pays à un autre, en suivant parfois les oiseaux migrateurs. L’international, elle y part dès sa première semaine au volant. Au fil des années, elle découvre de nombreux pays : Allemagne, Suède, Danemark, Italie, Angleterre…. Mais celui qui la subjugue le plus, c’est l’Écosse. La végétation, les habitations, le nombre de moutons, les reliefs.
Sur la route, Sylvie ne se sent jamais seule. Elle vit sa solitude, elle ne la subit pas. Et puis, elle se fait de solides amitiés, des gens qu’elle voit peut-être peu mais avec qui elle échange beaucoup. Sylvie a le don de créer du lien et de reprendre les conversations comme si on s’était quittés la veille. Quant à ses enfants, elle a le sentiment de les voir mieux en vivant sur la route que par le passé, et elle les surprend toujours en passant à l’improviste.
Pour prendre une douche sommaire, elle “plie” le camion
Sylvie expérimente aussi la réalité du métier : les arrêts la nuit pour dormir sur les aires autoroutières, les douches dehors, le réveil sur le bitume. Les conditions de vie sont rudimentaires, mais elle ne le ressent pas comme un obstacle. Son camion, c’est sa deuxième maison de 4 m2 où elle dort, mange, et même se lave. Parfois, elle s’arrête en rase campagne, installe son camion en L (on dit “plier le camion”) pour y accrocher sa douche portative. Après une longue journée de route, se laver est non seulement source de bien-être mais aussi de dignité.
C’est d’ailleurs un combat pour Sylvie : l’état des sanitaires et la gratuité des douches sur les autoroutes – théoriquement rendue obligatoire par un texte de loi de 2016. Constatant que cette loi n’est pas toujours respectée, elle exprime son indignation sur les réseaux sociaux, échange avec les responsables des stations, appelle les dirigeants des aires autoroutières. À chaque fois, elle grimpe d’un cran dans la hiérarchie pour obtenir une réponse possible. Sylvie ne lâche rien ! Aujourd’hui, 99 % des autoroutes proposent la gratuité des douches.
Des sanitaires pour travailler, c’est trop demander ?
Assurément, ce n’est pas de tout repos que d’être routière. La période COVID a été la plus complexe à traverser. Du jour au lendemain, les pouvoirs publics ont décidé de fermer toutes les aires d’autoroute, en oubliant tout bonnement les routiers, qui avaient besoin d’aller aux toilettes, de se doucher, de manger, d’acheter des masques et du gel hydroalcoolique. Sylvie réagit et sans se démonter appelle le Ministère du Transport. Lorsque quelques jours plus tard, un numéro vert est installé pour les routiers, Sylvie fait le siège de la ligne téléphonique. D’autres professionnels contactent les médias, l’État finit par rouvrir les sanitaires hommes (oubliant au passage les femmes) et autorise les restaurants routiers à préparer des repas à emporter. Les transporteurs, en charge d’un métier essentiel, ont vécu à cette période des conditions de vie encore plus difficiles pour assurer le bien-être de tous.
« C’est vraiment stupide, une femme au volant, on n’a pas idée »
Comme toutes les routières, Sylvie a droit à des propos et comportements sexistes. Un jour où elle attend qu’un quai se libère, un cariste lui demande de manière véhémente de chercher son mari pour déplacer le camion.
Les remarques sont plus courantes de la part de gens qui ne font pas partie du métier.
Un jour, dans un petit village, elle doit livrer des caisses de vin, et se retrouve ralentie en raison de travaux dans le centre-ville. Un monsieur passe et hurle «C’est vraiment stupide, une femme au volant, on n’a pas idée !». Ni une, ni deux, elle descend de son camion, lui attrape la main et y pose les clés du camion en disant «mais oui, vous êtes un homme, vous avez raison !».
Sylvie a la capacité de retourner les situations et d’inverser le sentiment de gêne. C’est ce qui s’est passé pour son surnom de Famounette. Tous les routiers ont des surnoms pour se reconnaître facilement et communiquer par la radio grâce à leur Cibi (CB). Sylvie apprend d’une collègue qu’on lui donne le sobriquet de “Petite femme”. Qu’à cela ne tienne, elle décide en rigolant d’adopter ce “petite femme” et de le transformer en Famounette. Et c’est plié comme le camion !
Comment créer sa voie sans oublier ses rêves
Dans quelques mois, Sylvie sera retraitée, mais ce passage ne lui fera pas arrêter son nomadisme. Elle saura prendre la poudre d’escampette quand bon lui semblera. La retraite, c’est certes un temps pour se réinventer, mais souvent avec un ancrage fort. Et pour Sylvie, l’ancrage est paradoxalement la nécessité d’être en mouvement.
Sylvie Thomas alias Famounette m’a rappelé Gloria Steinem, sur laquelle j’avais écrit pour Vives l’été dernier. Ces deux femmes me montrent comment être libre, comment m’écouter pour trouver mon nomadisme, comment créer ma propre voie sans jamais oublier mes rêves. Avec détermination et patience, Famounette avance. Face à l’adversité, elle agit avec conviction et spontanéité. Elle m’a rappelé qu’il fallait croire en ses rêves et de ne jamais faire taire cette petite voix qui nous dit «Vas-y, pars à ta façon, et à ton rythme !».
Illustration : un grand merci à Clémentine Fourcade