Aujourd’hui, elle dirige une salle de marchés. Elle est pratiquement une des seules femmes au monde à occuper un tel poste. Sa passion pour les mathématiques l’a conduite dans un domaine où très peu de femmes osent encore s’aventurer. Valérie Noël est devenue trader. Avant de la rencontrer, ce métier incarnait, à mes yeux, les dérives du monde capitaliste. J’ai grandi à l’époque du scandale de la Société Générale. J’ai suivi le procès de Jérôme Kerviel. Je me suis délectée du Loup de Wall-Street sur grand écran. Dans ma tête, le monde de la finance rimait avec les frasques de ces traders peu scrupuleux. Mais le parcours de Valérie est à l’opposé de ces excès.
Vivre le rêve américain
Après le lycée, la jeune femme n’a qu’une idée en tête : partir aux Etats-Unis. Elle veut vivre le rêve américain, celui des séries télé qu’elle enchaîne sur son canapé. « Tout semblait possible aux USA et je voulais absolument apprendre l’anglais. » Avec ses économies, elle s’achète un billet. Le jour de ses 18 ans, elle débarque à Vero Beach, en Floride. Elle achète un vélo et se rend au lycée du coin, où elle parvient à s’inscrire pour quatre mois. Au fond de la classe, elle ne fait pas de bruit mais elle observe tout. Et surtout, elle apprend à parler anglais. Au fil des jours, elle se trouve même une famille d’accueil. « C’est vrai qu’à l’époque, pour une femme c’était une expérience très avant-gardiste », reconnaît-elle. Une expérience qui se révélera décisive pour la suite de sa carrière. Lorsque son CV -quasi vierge- arrive sur le bureau d’un trader de la United Overseas Bank, le recruteur est immédiatement séduit par sa débrouillardise. « J’ai reçu beaucoup de jeunes hommes arrogants avant toi. Mais aucun d’eux n’a eu le courage de s’exiler à l’autre bout du monde », lui lâche-t-il, admiratif. Contre toute attente, il l’embauche en tant que « trader junior ».
Nous sommes alors au début des années 1990. Les ordinateurs n’ont pas encore détrôné les cerveaux humains. On vend et on achète les titres par téléphone, avec un crayon et un papier. À seulement 19 ans, Valérie pénètre dans l’ambiance survoltée des salles de marché. Son patron n’a pas le temps de la former : « Tu ne m’appelles qu’en cas d’urgence ! » C’est LA consigne à ne pas enfreindre.
Sur un petit bout de papier, elle note consciencieusement les mots d’un jargon qu’elle ne comprend pas. À la fin de la journée, une fois les marchés clôturés, elle a le droit d’aller lui poser ses questions. Une formation « à la dure » grâce à laquelle elle progresse vite. « À l’époque, l’algorithme c’était nous. On avait une journée pour travailler un titre. Il fallait apprendre à gérer ses émotions. J’ai eu de la chance, je n’ai jamais perdu de grosses sommes d’argent. »
Une discipline de fer, loin des vertiges de la finance
L’ancienne petite gymnaste a gardé de son enfance une discipline de fer. « Je suis un bon petit soldat », reconnaît-elle volontiers. Une mentalité d’athlète de haut niveau qui lui permet de gravir progressivement les échelons. Loin des vertiges de la finance version Jérôme Kerviel, Valérie Noël s’est forgé une réputation à force de ténacité, de rigueur, d’amour du travail bien fait et d’intégrité. « Je pense avant tout au portefeuille de mes clients », répète-t-elle. En cas d’erreur, la règle numéro un du métier de trader, c’est la transparence : « Il faut aussitôt retourner la position, c’est à dire revenir en arrière. On ne joue pas sur une erreur car on gagne rarement. Il faut le dire le plus vite possible à son supérieur. Tout arrêter et prendre le temps de remonter jusqu’à la source du problème. »
Et l’ambiance misogyne des salles de marchés ? « Un mythe plus qu’une réalité » selon la Suissesse qui évolue dans un environnement pour le moins viril et réputé difficile. La question du genre ne l’a jamais vraiment encombrée. Elle s’est toujours sentie trader parmi les autres. Après une expérience de 14 ans au sein de la banque suisse Syz, elle est nommée cheffe du trading en 2022. Une première dans son pays et une exception au niveau mondial. Désormais à la tête d’une équipe entièrement masculine, elle prône les vertus de la communication et du leadership participatif : « Dans la salle des marchés, je suis comme une tour de contrôle. Je vois tout et j’écoute tout. J’ai un collaborateur de chaque côté de moi, trois derrière et trois en face. J’apprends énormément d’eux, car ils ont chacun leur domaine d’expertise. »
Garder la tête froide face aux millions qui ne sont pas les siens
Loin de la réalité aussi, les folles soirées arrosées. Au début de sa carrière, il a bien fallu aller boire un verre ou deux pour faire comme tout le monde mais rien de plus. Désormais mariée et mère de deux enfants, elle préfère les bénéfices d’une routine bien huilée. Chaque jour, elle se lève à cinq heures pour se rendre à la piscine. Elle nage pendant quarante minutes. « C’est le seul moment où je suis seule avec moi-même ! », explique-t-elle. Un rituel immuable qui lui permet de faire le point sur la journée.
Elle arrive à 7h au travail, vérifie ce qui s’est passé pendant la nuit et envoie une note de synthèse à ses clients à 8h. Tout est prêt pour l’ouverture des marchés européens à 9h. A partir de là, plus le temps de faire de pause. Le repas du midi est avalé devant l’ordinateur. Il faut observer les fluctuations du marché, recevoir et donner des ordres. A 15h30, c’est au tour du marché américain d’ouvrir. Elle quitte le travail à 18 heures mais garde un œil jusqu’à sa clôture, à 22h. « Le trading c’est un engagement total. On ne compte pas nos heures, un peu comme les urgentistes ou les ambulanciers. »
Et l’argent dans tout ça ? Contrairement aux idées reçues, elle n’amasse pas des millions en bonus. « Les traders qui prennent des positions avec l’argent des banques ou d’institutions, peuvent avoir des bonus faramineux. Mais cela ne concerne qu’une toute petite minorité de la profession. Nous, on sert les intérêts de notre clientèle. » Sa clientèle ? Des entrepreneurs, des gestionnaires de fortune indépendants ou des épargnants qui veulent s’assurer une bonne retraite. « On ne peut pas se tromper ou faire n’importe quoi », assène-t-elle. Si elle confesse gagner confortablement sa vie, elle garde la tête froide face à ces millions qui ne sont pas les siens. Sûrement l’héritage de la famille modeste dans laquelle elle a grandi. Papa postier, maman mère au foyer, puis chargée des patrouilles scolaires. « Contrairement à ce que l’on pourrait croire, je ne suis pas fascinée par l’argent. Très près du soleil, on brûle vite ! », assure-t-elle.
Je ressors de cet entretien galvanisée par l’énergie de Valérie. A l’opposé de la figure de la working girl froide et ultra-performante, j’ai découvert une femme humaine, drôle, et profondément impliquée dans son travail. En quelques heures, elle a chamboulé mes croyances sur le monde de la finance. Quand je lui demande si elle déplore le manque de femmes dans le secteur, elle me confie ne pas comprendre le blocage. Certes, le métier demande d’avoir un goût prononcé pour les chiffres et il exige beaucoup d’heures de travail. Mais les femmes donnent déjà ce temps, souvent pour des métiers bien moins payés ou moins reconnus. « Les femmes ont les capacités de bien faire ce métier, il faut continuer à déconstruire les préjugés. »
Illustration : un grand merci à Clémentine Fourcade