Avant de se pencher sur les raisons pour lesquelles cette mesure ne fait pas l’unanimité, revenons à une date clé : le 16 février 2023.
Longtemps après l’Asie, un pays européen bouge enfin
Le 16 février dernier, c’est la date à laquelle l’Espagne est devenue le premier pays européen à mettre en place un congé menstruel. Portée par la ministre de l’Égalité Irene Montero, la mesure a été votée par les députés espagnols à 185 voix pour, 154 contre et 3 abstentions. « C’en est fini du tabou, de la stigmatisation, de souffrir en silence. Aujourd’hui nous sommes le premier pays européen à reconnaître dans la loi le fait que la santé menstruelle fait partie des droits des femmes », s’est félicité la ministre sur Twitter.
A l’échelle mondiale, c’est l’Asie qui a ouvert le bal, il y a plus de 70 ans : avec le Japon d’abord, en 1947, suivi par l’Indonésie un an plus tard. D’autres pays ont depuis mis en place un congé menstruel, avec des modalités variables et des résultats contrastés : Corée du Sud, Philippines, Taïwan, Zambie…
Qu’en est-il en France ? Trois propositions de loi ont déjà été déposées : deux par des députés socialistes, une par des députés écologistes. Celle-ci, la dernière en date, prévoit de généraliser « un arrêt de travail de 13 jours intégralement pris en charge par la Sécurité sociale ainsi que le droit au recours au télétravail pour les personnes salariées et agentes publiques atteintes de menstruations incapacitantes », détaille le texte. Treize, comme le nombre de cycles menstruels d’une femme sur une année. Sans jours de carence, cet arrêt serait accordé sur présentation d’un certificat médical.
Au-delà des différences de couleur politique et de modalités, ces projets de loi visent un même objectif : permettre aux femmes souffrant de règles douloureuses de s’absenter du travail sans que cela n’entraîne une perte de salaire.
Ce n’est pas une maladie, mais ça fait mal !
Sur le papier, le congé menstruel a tout l’air d’une bonne idée. Vous l’avez probablement constaté si vos règles viennent accompagnées de nausées, de fatigue, de vomissements, de migraines ou de douleurs aiguës : à l’heure actuelle, il n’existe pas en France de cadre légal autre que la procédure de l’arrêt maladie pour permettre aux femmes ayant des règles douloureuses, aussi appelées « dysménorrhées », de s’absenter du travail.
Or, si l’endométriose, dont il a beaucoup été question ces dernières années, est bien une pathologie, les « dysménorrhées » ne le sont pas. Non seulement les règles douloureuses ne sont pas une maladie, mais elles concernent des millions de femmes en France, pendant 38 ans de leur vie en moyenne. Si on additionne le nombre de jours où nous avons nos règles à l’échelle d’une vie, cela équivaut à 2 280 jours en moyenne, soit plus de 6 ans. Ce n’est donc pas une mince affaire !
Pourtant, bien que près de la moitié des femmes ayant leurs règles (48%, étude IFOP 2021) et plus d’une salariée menstruée sur deux (53%, étude IFOP, 2022) disent souffrir de règles « assez » voire « très » douloureuses, le congé menstruel ne fait pas l’unanimité.
“Elle peut pas, elle a ses ragnagnas”
Parmi les voix qui s’élèvent contre, deux arguments principaux se dégagent. Le premier est d’ordre professionnel : c’est la crainte d’une stigmatisation et d’une discrimination accrues sur le marché du travail, en particulier en matière d’embauche, les femmes étant déjà pénalisées par une réputation qui les précède – celle d’être toutes des mères potentielles et donc, des travailleuses qui un jour vont s’arrêter.
En septembre 2022, l’IFOP a mené une enquête auprès de femmes salariées pour mieux comprendre leur point de vue sur le sujet. Si la mesure emporte l’adhésion de 66% des sondées, parmi les premiers motifs avancés par celles qui n’auraient pas recours au congé menstruel s’il faisait son entrée dans le code du travail, se trouve en pole position « la peur de passer pour une ‘feignante’, quelqu’un qui ne veut pas travailler ». Viennent ensuite deux autres raisons : la « peur d’être soupçonnée de faire semblant / de simuler les douleurs », suivie de près par la « peur que cela me ferme des portes en matière de promotion ou d’augmentation ».
En queue de peloton, les motifs de crainte portent sur le regard des autres : managers, collègues, clients et/ou fournisseurs. Les appréhensions sont réelles chez une partie des femmes salariées, qui méritent d’être entendues et le cas échéant, rassurées grâce à des mesures adaptées.
Le second argument des détracteurs du congé menstruel est d’ordre médical : le risque de cette mesure serait de banaliser la douleur. Porte-parole de l’association Osez le féminisme, Fabienne El Khoury estime que si l’intention est bonne, les retombées du congé menstruel pourraient être « contre-productives » : « en fait, ce que cette loi dit, c’est que c’est normal que certaines femmes aient d’intenses douleurs et la solution, c’est de rester à la maison et ne rien faire (…) alors qu’on sait que la majorité des douleurs intenses est due à une maladie sous-jacente », avance-t-elle.
Si les règles ne sont pas une maladie, il est vrai que des douleurs pendant les règles peuvent signaler l’existence d’une maladie comme l’endométriose ou l’adénomyose, surtout quand elles sont associées à d’autres symptômes : douleurs lors des rapports sexuels, saignements entre les règles… Fabienne El Khoury craint ainsi, si la mesure est adoptée, qu’elle provoque une baisse des efforts en matière de recherche médicale sur les douleurs liées aux règles et par conséquent, sur ces éventuelles pathologies sous-jacentes.
Et du côté des entreprises ? Alors que la Confédération des PME (CPME) s’inquiète d’une « désorganisation » possible qu’un congé supplémentaire pourrait occasionner dans les petites entreprises, le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) fait valoir qu’une telle mesure « renverrait l’image que les femmes ne peuvent pas occuper les mêmes postes que les hommes ».
Pas si compliqué de s’adapter !
Malgré les réticences que suscite le congé menstruel, l’idée semble faire son chemin. A tel point que plusieurs entreprises en France se sont déjà lancées, ne serait-ce que pour des raisons pratiques. Spécialisée dans la fabrication de mobilier de bureau en bois, la société Louis a officialisé l’instauration d’un congé menstruel à la date symbolique du 8 mars 2022. « Nous sommes partis d’un constat simple : l’une de nos ébénistes posait tous les mois un jour de congé, car elle avait des règles douloureuses qui l’empêchaient de travailler », explique Lucie Rouet, responsable de la communication chez Louis.
CEO et co-fondateur de Louis, Thomas Devineaux revient dans un article du Monde sur une des motivations qui l’a poussé à valider ce projet : « Laisser aux salariées la possibilité de poser un jour de congé menstruel à l’avance nous permet d’adapter le planning de production ». Pragmatique.
L’entreprise en a même fait un levier de communication : sur son site, elle détaille les étapes du processus qui a abouti à l’instauration d’un congé menstruel basé sur la confiance, puisqu’il n’est pas nécessaire de consulter un médecin pour justifier son absence. Louis ne manque pas d’insister sur le rôle joué par les salariés dans ce processus et sur l’importance des temps d’échange organisés au sein de l’équipe pour faire en sorte que cette mesure soit acceptée par toutes… et par tous.
Règle n°1 : osons en parler !
Alors, bonne ou mauvaise idée, le congé menstruel ? Qualité de vie au travail, santé et bien-être accrus, inclusivité, hausse de l’engagement, de la confiance voire de la productivité… Si les arguments en faveur de son instauration ne manquent pas, ceux qui appréhendent une mesure au mieux inefficace car peu suivie, au pire contre-productive, ont également des arguments à faire valoir.
Doctorante à l’Université de Genève, Aline Bœuf a consacré son mémoire de master en sociologie à l’expérience que les femmes font de leurs menstruations au travail. Entre dissimulation du sang, domestication de la douleur et mise en place de tactiques pour maîtriser les impacts des règles sur leur productivité ou leurs interactions professionnelles, sa recherche insiste sur plusieurs points :
- Au-delà des douleurs, c’est l’état dépressif et de fatigue avant et/ou pendant les règles qui cause des difficultés pour les professionnelles interrogées par la chercheuse ;
- Dans sa forme actuelle, l’organisation du travail permet difficilement aux femmes de vivre sereinement leurs règles et au-delà des règles, leur cycle menstruel dans son ensemble ;
- Il existe un stigmate négatif et un tabou persistant autour du cycle menstruel, tabou moins prégnant entre femmes collaboratrices qu’entre collaborateurs hommes et femmes.
Et si le mérite du débat sur le congé menstruel était de contribuer à lever ce stigmate décrit par la doctorante, et à favoriser une meilleure prise en compte des expériences féminines dont il fait partie, aux côtés de la grossesse et de la ménopause ? Hasard du calendrier, le Parlement vient d’adopter une proposition de loi visant à favoriser l’accompagnement des femmes et des couples après une fausse couche.
« Davantage qu’une mesure socialement et médicalement efficace, le congé menstruel est avant tout symbolique et politique », souligne Aline Bœuf dans une interview pour un média suisse. Pourquoi symbolique ? A cette question, la doctorante répond que le congé menstruel est « une mesure corrective, comme le congé maternité. C’est une manière de reconnaître le quotidien des personnes employées, qui ont déjà trouvé des tactiques pour s’adapter dans leur vie de tous les jours. Symbolique aussi, cette mesure l’est parce que les règles seraient nommées dans une loi. C’est un élément de déconstruction du tabou menstruel. Enfin c’est politique car c’est une mesure féministe, qui n’est pas associée à une dimension purement productiviste ». Le congé menstruel n’a probablement pas fini de faire parler de lui.
Illustration : un grand merci à Louise de Lavilletlesnuages