Si la notion semble indiscutable quand il s’agit de l’esclavage, un phénomène qui touche aujourd’hui majoritairement des femmes (70%), elle l’est moins quand il s’agit des corvées domestiques, des responsabilités parentales, de la répartition des tâches professionnelles, des heures supplémentaires non rémunérées, du congé parental…
Il sera difficile de s’accorder sur une définition et des chiffres indiscutables. On pourra toujours me rétorquer que si j’ai mis tant de coeur à préparer le dîner familial, c’est parce que la cuisine est mon hobby, que la lecture de contes à mes enfants avant le coucher est un acte d’amour et de plaisir, que le bénévolat est une activité libre et altruiste et que l’on ne devrait pas parler de travail-torture à propos de toutes les activités de la vie ! Tout cela n’est pas faux. Mais ce n’est pas parce que c’est un sujet qui prête à débat qu’il faut renoncer à le comprendre.
Le travail gratuit empêche le travail payant
Le travail gratuit est particulièrement intéressant à étudier dans ses intersections avec le travail rémunéré, là où il empêche une juste rémunération des femmes, là où il est en « concurrence » avec le travail rémunéré. C’est là que se joue une part essentielle des inégalités de genre : c’est précisément parce qu’elles consacrent tant de temps aux activités non rémunérées que les femmes gagnent moins d’argent. Les sociologues Sibylle Gollac et Céline Bessière, autrices du livre Le genre du capital, affirment que, à la louche, les femmes effectuent deux tiers du travail gratuit (identifié) et un tiers du travail rémunéré ; pour les hommes, c’est l’inverse.
Dans certaines sociétés, on ne garde les enfants que gratuitement ; dans d’autres, la garde d’enfants est un secteur économique développé. À certains endroits, le travail féminin est presque exclusivement informel et invisible ; ailleurs, il est mieux valorisé. Mais partout, il a des conséquences délétères sur les personnes qui le font : manque d’estime de soi, appauvrissement, dépendance et risque de violences. Or c’est la société dans son ensemble qui est perdante !
Comme l’écrit l’économiste Linda Scott dans son livre The Double X Economy (2020), « plus les femmes font de tâches ménagères, moins elles ont d’opportunités économiques. La soumission au sein du ménage impose également aux femmes des pertes et des risques disproportionnés. On attend généralement d’elles qu’elles subordonnent leur propre ambition à celle de leur mari. C’est pratiquement toujours la femme qui démissionne ou passe à un travail à temps partiel lorsque les enfants arrivent. »
5 clés pour appréhender cette notion floue qu’est le travail gratuit
Le fait qu’une activité soit qualifiée de « travail » ne dépend pas juste de sa rémunération. Si l’on définit le travail comme une activité qui implique un effort pour atteindre un objectif, produire un résultat ou fournir un service, alors on peut inclure beaucoup d’activités comme les corvées domestiques, la préparation des repas, la garde des enfants, le bénévolat… A priori, toute activité qui répond à cette définition peut être considérée comme du travail, même si elle n’est pas rémunérée. Mais je vais me concentrer avant tout sur l’aspect le plus délétère du travail gratuit : la dévalorisation du travail féminin et la dépendance économique des femmes. Voici 5 clés de compréhension d’un phénomène aux facettes multiples.
1. L’esclavage contemporain est largement féminin
La forme la plus indiscutable du travail gratuit reste l’esclavage. Hélas, il n’appartient pas seulement au passé et il concerne majoritairement des femmes. D’après l’Organisation internationale du travail (OIT), plus de 40 millions de personnes sont touchées par l’esclavage contemporain à travers le monde. Pratiqué depuis l’Antiquité, il atteint son paroxysme aux XVIIe et XVIIIe siècles, avec la traite négrière et le commerce triangulaire entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique, avant d’être peu à peu aboli, notamment par la France en 1848. Mais des formes d’exploitation similaires à l’esclavage subsistent encore. Plus de 70% des victimes sont des femmes, particulièrement touchées par l’exploitation sexuelle et le mariage forcé. Dans l’économie informelle, les femmes sont majoritaires dans des formes de travail non déclaré, mal ou pas rémunéré, et qui peuvent s’assimiler à de l’esclavage.
2. Le taux d’emploi des femmes est partout inférieur à celui des hommes
Les économistes s’intéressent essentiellement au travail rémunéré : c’est lui qui est valorisé et comptabilisé dans le PIB. Ce qui n’est pas rémunéré ne se mesure pas (ou peu). Ainsi, l’écart de genre en matière de travail gratuit est particulièrement visible dans le taux d’emploi rémunéré. Partout, ce taux est supérieur chez les hommes comparativement aux femmes. À l’échelle mondiale, le taux d’activité féminin est d’environ 50%, contre 80% pour les hommes. En 2020, en France, ce taux pour les femmes âgées de 15 à 64 ans s’établit à 67,6%, contre 74,5% pour les hommes. Au Maroc, ce taux est de 22%. En Inde, il n’atteint pas 20%… Cela ne veut pas dire que de nombreuses femmes « ne travaillent pas », mais pointe que leur travail n’est pas rémunéré. Certes, il existe quelques privilégiées qui ne travaillent vraiment pas, mais elles sont statistiquement marginales. En gros, un taux faible indique un poids important du travail gratuit ou informel.
3. Le travail à temps partiel masque un travail gratuit familial
Le poids du travail à temps partiel est un autre indicateur essentiel concernant le travail gratuit des femmes. Partout, il est majoritairement féminin. Dans certaines économies, il est plus important que dans d’autres : en Allemagne, par exemple, près d’une femme sur deux travaille à temps partiel, contre moins de 30% des femmes françaises. Mais en France aussi, le phénomène du temps partiel reste féminin de manière écrasante : 80% des contrats de travail à temps partiel y sont occupés par des femmes. Parfois le temps partiel s’explique par la multi-activité (une autre activité rémunérée ou une passion personnelle), mais le plus souvent, c’est à cause des tâches parentales que les femmes l’utilisent. En revanche, il reste relativement tabou pour les hommes. Parmi ceux qui le pratiquent, la nécessité d’un travail gratuit familial n’est pas la cause principale.
4. Le congé parental est pris (presque) exclusivement par des femmes
Devinez qui quitte son emploi rémunéré pour s’occuper des enfants ? Presque uniquement des femmes, dans la plupart des pays où l’on dispose de chiffres. Les « trous dans le CV » causés par le congé parental pèsent particulièrement sur le retour à l’emploi. C’est un frein à la carrière qui n’est pas rattrapé. Même quand il est encadré, il se traduit par un appauvrissement et un écart futur en matière de pension de retraite. Ainsi, en France, le congé parental d’éducation permet à n’importe quel salarié avec un an d’ancienneté à son poste de suspendre son contrat de travail de la naissance jusqu’aux 3 ans de son enfant, avec l’assurance de retrouver à terme son emploi initial ou l’équivalent. Mais il n’est pas rémunéré. 98% des personnes qui prennent un congé parental sont des femmes. Neuf fois sur dix, les mères en congé parental total vivent en couple, et dans la quasi-totalité des cas, leur conjoint travaille à plein temps contre rémunération.
5. Le partage des tâches domestiques continue de pénaliser les femmes
Les corvées domestiques et tâches parentales continuent de peser majoritairement sur les femmes. Tout n’est pas torture dans ces activités-là, mais ce qui est sûr, c’est que cela freine l’avancement professionnel et la rémunération des femmes. Toutes tâches domestiques et familiales confondues, on en reste dans les couples hétérosexuels à cette répartition des 2/3 à la charge des femmes et d’un tiers à celle des hommes. À cela s’ajoute le cas des familles monoparentales où la quasi-totalité de ce travail gratuit est assumé par les mères seules. Selon l’Observatoire des inégalités, 80% des femmes font la cuisine ou le ménage au moins une heure chaque jour, contre 36% des hommes. D’après ce rapport, « depuis 2003, l’évolution du partage des tâches dans la sphère privée semble au point mort. »
Face au travail gratuit, que faire ?
Il n’y a pas de recette miracle ni de manuel de développement personnel qui permette d’échapper complètement au travail gratuit. On aurait tort de rajouter aux femmes un sentiment de culpabilité en prétendant le contraire. S’il est important de rappeler aux femmes le coût à long terme du travail à temps partiel ou des congés parentaux (manque à gagner, dépendance économique, faibles retraites), il est essentiel de souligner que beaucoup de femmes n’ont pas toujours le choix et font de leur mieux.
Souvent conscientes de se « faire avoir », elles se sentent impuissantes face à l’inégale répartition des tâches domestiques. Elles ne devraient pas être seules à lutter contre le travail gratuit : c’est un enjeu collectif qui concerne nos infrastructures et services publics (crèches, écoles), notre fiscalité, l’encadrement des pratiques de management et de recrutement des organisations.
C’est pourquoi dans l’histoire, de nombreux mouvements ont milité pour une rémunération du travail domestique : dans les années 1970, le concept de « salaire maternel » a été développé à cet effet. Plus récemment, des campagnes ont été lancées pour reconnaître et rémunérer le travail domestique dans le cadre des objectifs de développement durable des Nations Unies.
Comme nous le rappelait Marie-Pierre Rixain au forum ViveS, au siècle dernier Virginia Woolf avait bien compris une chose. Il lui fallait « tuer l’ange du foyer », l’ange du travail gratuit et de la modestie, pour pouvoir être écrivaine et affirmer sa propre pensée. En affirmant avoir tué « the Angel in the house » (« Si je ne l’avais pas tué, c’est lui qui m’aurait tuée »), Woolf annonce qu’elle veut rompre avec le modèle de femme imposé par la société victorienne pour s’émanciper en tant qu’artiste.
Pour nous toutes, il s’agit plutôt de mutualiser et partager l’ange du foyer, avec les professionnels rémunérés (nounous) et aussi avec les hommes pour vivre en harmonie avec cet ange-là.