Il y a des livres qui vous accompagnent dans un bout de votre vie, comme un bon ami. Vous savez, ce sont ces livres qui font écho à ce que vous vivez à un instant « t ». Avec qui vous avez l’impression de cheminer et qui vous aident à pousser plus loin votre cheminement. Pour moi, « Ci-gît l’amer » de Cynthia Fleury est l’un de ces livres.
1. Ce que je croyais avant
Avant, j’étais persuadée que face aux épreuves de la vie, il n’y avait qu’une voie possible : celle du « je fais ce que je peux avec ce que j’ai » . Autrement dit, je pensais que subir les difficultés était à peu près la seule manière de les traverser. Après tout, on ne choisissait pas de naître : à partir du moment où, comme le dit Cioran, la « catastrophe » de la naissance avait eu lieu, il n’y avait plus qu’à accepter ce que le destin nous avait réservé, dans une vision déterministe et pas très optimiste de l’existence, je vous l’accorde.
Mais ça, c’était avant : avant la lecture de Cynthia Fleury, une philosophe et psychanalyste dont nous n’avons heureusement pas fini d’entendre parler.
2. Ce que j'ai découvert
Au cœur de l’ouvrage, le ressentiment est décrit comme une réaction émotionnelle aux expériences de perte, de frustration et/ou de mécontentement que nous faisons toutes et tous à un moment donné. Le problème apparaît quand nous laissons cette réaction nous engloutir et se manifester par un besoin criant de réparation : j’ai mal, alors j’exige que soit réparé ce qui a été cassé, ce qui a été blessé. Comment ne pas laisser ce besoin inassouvissable nous polluer ?
C’est ici que peut intervenir ce que l’auteur décrit comme une décision inaugurale : ne plus attendre d’être réparé. La philosophe relie cette attente à la séparation de la mère, figure illusoire de protection : « ce risque vital de la pensée, ce risque de séparation irrémédiable, le sujet ne peut manquer de le prendre s’il veut tenter l’aventure subjective », explique-t-elle. Autrement dit, se séparer est un point de départ : dès lors que nous arrêtons d’exiger réparation, une nouvelle page de notre vie s’ouvre. Même si cela peut sembler obscur, c’est autour de ce trio “amer – mère – mer” que pivote le livre, chaque dimension prenant tout son sens à la lecture. Faire le deuil de la protection (la mère), dépasser cette douleur (l’amer) pour s’ouvrir sur un ailleurs (la mer).
Cette aventure qui consiste, pour reprendre un verbe cher à l’auteur, à “sublimer” le ressentiment, peut prendre différentes formes. A l’échelle collective il y a l’éducation, la culture et la santé : ces trois institutions sont à même de nous aider à prévenir le ressentiment et quand il est déjà présent, à en guérir, bien que ce soit plus difficile. A l’échelle individuelle, « Ci-gît l’amer » ne donne aucune recette miracle mais propose plusieurs pistes :
- Le rire et l’humour, armes puissantes face aux émotions tristes suscitées par l’expérience de l’amer. Quoi de mieux qu’un bon éclat de rire pour dédramatiser une situation, passer à autre chose ou libérer un instant la charge émotionnelle qui pèse sur nous quand on vit une épreuve ?
- L’expérience du beau, que l’on peut faire à la lecture d’un livre, au contact d’une œuvre voire en se mettant soi-même à créer. Âmes d’artistes, éveillez-vous ! De la musique à la danse en passant par le dessin, la peinture, la photographie, le podcast ou autre : tous les moyens créatifs sont bons pour s’exprimer et faire l’expérience de la beauté.
- L’amour et l’amitié, le lien social dans ce qu’il a de durable et de soutenant. Ce n’est pas un hasard si quand on va mal, notre premier réflexe est souvent d’en parler à un proche, une personne susceptible de nous réconforter, de nous décrocher un sourire et peut-être même de nous faire rire de la situation !
Ce que j’ai également découvert dans ce livre, c’est que l’une des caractéristiques de ce que l’auteur appelle “l’homme du ressentiment” – en incluant bien sûr les femmes – est de rester prisonnier des problèmes sans s’ouvrir aux issues potentielles. Cynthia Fleury ne manque d’ailleurs pas d’humour quand elle décrit cette mécanique d’auto-sabotage : les individus piégés par le ressentiment sont, explique-t-elle, « extrêmement ingénieux dans l’absence de solution ; tout ce qui est proposé a déjà été tenté et s’est révélé inefficace ; tout ce qui n’a pas été tenté est dévalorisé. […] ils savent mieux que personne, eux qui ne produisent pas de solution, ce qu’est une issue. Et là, il n’y en a pas ».
Méfiez-vous du ressentiment, nous dit Cynthia Fleury : la psychanalyste sait de quoi elle parle, elle qui accompagne des patients dans le dépassement de cet état.
3. Ce que j'ai appris à faire
« Ci-gît l’amer » est un livre dont on a envie d’incorporer tous les enseignements. Un guide qui a le pouvoir de vous accompagner quand vous flanchez. Après cette lecture, j’apprends à mettre en application quelques principes distillés au fil des pages.
Concrètement, j’apprends à reconnaître le ressentiment quand je le sens en moi. Quand je me prends une claque, quand les choses ne se passent pas comme je l’aimerais ou comme je l’avais prévu : je repense aux risques du ressentiment, pour moi mais aussi pour les autres – mes proches, mes amis et plus largement, la société dans laquelle je m’inscris. Le ressentiment, explique la clinicienne, agit comme un virus. Y succomber c’est aussi risquer de contaminer les autres, d’où l’importance d’y résister en embrassant sa responsabilité. Le reconnaître est pour moi le premier pas de cette prise de responsabilité.
J’apprends aussi à me relever. Cynthia Fleury fait le lien dans son livre entre la santé psychique des individus et la santé démocratique, dans une acception de la santé qui est autre chose que l’absence de maladie : « Être en bonne santé, c’est tomber malade et s’en relever », rappelle-t-elle en citant un autre philosophe et médecin, Georges Canguilhem. Se relever, guérir est donc non seulement possible mais quand il s’agit du ressentiment, c’est un choix qui nous engage et engage les autres.
Enfin, j’apprends à nourrir mon énergie vitale et à transformer l’amer. Pour moi, cela passe par la création (articles, podcasts…) mais aussi par l’engagement, que ce soit par des activités associatives ou par mes choix professionnels. Chacun(e) peut, à sa manière, nourrir cette énergie qui nous met en mouvement et nous pousse à prendre le volant de notre vie.
4. Ma citation-mantra
Même si la densité du texte peut le rendre intimidant, le lire donne accès à une vision du soin qui va au-delà de la seule pratique médicale :
« Soigner c’est permettre la future vie, individuelle et collective, c’est refuser l’irréversible que peut produire une violence à laquelle rien ne s’oppose ».
Le projet qui consiste à guérir du ressentiment s’inscrit dans cette vision humaniste du soin, telle que Cynthia Fleury en parle aussi dans un court essai intitulé « Le soin est un humanisme ». Dans cette éthique du care qui met l’interdépendance au cœur de nos relations, la bonne nouvelle est que nous sommes toutes et tous des soignants en puissance ! Une nouvelle voie s’ouvre alors : celle qui consiste à prendre soin de soi, au sens réel du terme et peut-être même, indirectement ou directement, à prendre soin des autres. Si tant est qu’on se connecte à son humanité et donc, entre autres, à sa vulnérabilité.
5. Ce que ça a changé dans ma vie
Lire « Ci-gît l’amer » a semé en moi des graines. Même si c’est encore tôt pour évaluer les conséquences de cette lecture, je vois déjà comment ma manière d’être, d’agir et surtout de réagir, risque d’en être transformée. Pourquoi ? Tout simplement parce que je comprends maintenant que mes choix et non-choix non seulement m’engagent, mais engagent aussi les autres. Qu’il s’agisse des micro-décisions du quotidien ou de choix plus importants, je ne peux plus ignorer qu’il en va de ma liberté et donc, de ma responsabilité.
Pas plus tard qu’hier, nous avons frôlé la dispute avec mon partenaire. Alors qu’on aurait pu tomber dans l’une de ces discussions interminables consistant à tenter de démontrer, sans pour autant convaincre personne, qui a tort et qui a raison, nous avons réussi à surmonter notre différend. A prendre soin l’un de l’autre au lieu de se prendre le chou. Cet exemple n’a rien d’exceptionnel. Cela dit, il me conforte dans l’idée qu’au lieu de s’enliser dans l’amer, basculer du côté de la mer est à notre portée.
« Ci-gît l’amer » de Cynthia Fleury, 336 pages, – Gallimard, 21€ (édition de poche à paraître en septembre).
Illustration : un grand merci à Louise de Lavilletlesnuages