Être seule ne m’a jamais fait vraiment peur. J’y ai souvent pris du plaisir, un plaisir presque coupable, car tout, autour de moi, me donnait le sentiment qu’une femme ne devait pas, ne pouvait pas être seule. Ce livre montre à quel point l’idée même de solitude peut être angoissante, et à quel point sa réalité peut se révéler stimulante.
1. Ce que je croyais avant
J’ai longtemps été persuadée qu’il était plus difficile d’être seule pour une femme que pour un homme. Seule dans l’instant, comme seule dans la vie. Seule à la table d’un café ou d’un restaurant, au cinéma ou au spectacle, sous les regards apitoyés (la pauvre…) ou concupiscents (la proie…). Seule dans la rue le soir (victime potentielle). Seule en vacances – la moins enviable des situations : « Elle n’a personne avec qui partir, pas d’amant, pas d’amis, pas de famille… ». La femme seule en public, à la vue de tous, est une femme qui dérange. Elle n’est pas à la place où on l’attend : au foyer, au travail, au service des autres. C’est a priori une femme rejetée – véritable anathème pour un genre auquel a été assignée la mission de séduire – ou pire, une femme égoïste.
Certes, la femme active, mobilisée par son job, sa famille, ses proches, multi-sollicitée sept jours sur sept, 365 jours sur 365, ne rêve souvent que d’une chose : un moment de solitude. Je me souviens d’une amie, mère de quatre jeunes enfants, me lâchant épuisée : « Je ne peux même pas aller aux toilettes tranquille ! ». Ce moment de solitude rêvé, souvent magnifié, s’apparente à la quête du Graal. Et lorsque, par miracle, on parvient à l’arracher aux vicissitudes du quotidien, il y a comme un grand vertige : comment habiter cet espace vide sans les liens qui nous définissent ? Comment se retrouver soi quand on s’est si longtemps oubliée ?
Un jour, une autre de mes amies s’est retrouvée seule après vingt-cinq ans de vie en couple. Seule, sans son mari ni ses enfants qui au même moment quittaient la maison pour leurs études. Elle a basculé brutalement dans la solitude, une solitude subie, douloureuse. J’ai voulu l’aider par mon amitié, ma présence, mes mots. Et puis j’ai cherché des livres. J’ai trouvé un recueil intitulé Vous êtes toute seule ? (Actes Sud), sous la plume de Claude Pujade-Renaud. L’écrivaine y ausculte les mille et une facettes de la solitude des femmes dans une dizaine de nouvelles tranchantes. Mais je cherchais une autre histoire. Celle d’une solitude salvatrice.
2. Ce que j'ai (re)découvert
Seule Venise : le titre à lui seul m’a paru une promesse magnifique. Quelle femme peut imaginer partir seule à Venise, la ville des amoureux par excellence ? Celle où l’on embarque en gondole main dans la main, où l’on s’embrasse sous le Pont des Soupirs, où l’on traverse la place Saint-Marc en courant comme si on avait le monde à ses pieds. L’héroïne de Claudie Gallay l’a fait, sur un coup de tête, ou plutôt de désespoir : « A quarante ans, quittée par son compagnon, elle vide son compte en banque et part à Venise, pour ne pas sombrer. » Ne pas sombrer dans une ville pourtant entourée d’eau, plongée dans les brumes humides de l’hiver, c’est presque un défi impossible. « L’air sent la pierre mouillée, l’algue verte ». Noël approche, les touristes ont déserté. Seuls ne l’attendent pas les locataires de la modeste pension où la narratrice trouve refuge.
Le premier jour, il est midi, elle entre dans un restaurant en bord de canal. « Je dis au serveur que j’attends quelqu’un et il me donne une table pour deux, bien placée, avec une bougie et la vue sur les gondoles ». Le temps passe, la bougie fond, personne ne vient bien sûr. Regard bizarre du serveur. Et finalement, les choses se font, elle mange, elle rêve, elle paie. Première étape franchie. Elle est toujours vivante.
Le premier soir, au dîner, elle rencontre un autre pensionnaire, un vieux professeur russe en fauteuil roulant. Il ne dit pas un mot. Il n’a pas supporté son retard. Le lendemain, il se présente : « Vladimir Pofkovitchine, prince de Russie ». Il lui demande ce qu’elle vient faire à Venise. Nouvelle épreuve. Réponse crâne de la jeune femme : « Trouver l’amour ».
Le matin, au petit-déjeuner, elle croise Carla et Valentino, un couple épris de danseurs logés dans sa pension. « Vous êtes en voyage d’amour ? » lui demande Carla. Troisième épreuve. Il faut apprendre à faire face. Réponse franche : « Je suis à l’étape suivante. Celle où il faut oublier ». Elle ne peut s’empêcher de doucher l’enthousiasme des deux tourtereaux : « L’amour est un leurre ».
Le prince, les amoureux. La ville déserte et ventée. L’héroïne se laisse peu à peu porter par ces rencontres à la pension, et ces non-rencontres à l’extérieur : « On ne rencontre jamais personne dans les rues. Même en se perdant. Les gens sont seuls. » Elle observe ces gens seuls, une vieille dame, un SDF. Elle échange quelques mots avec certains : un homme qui promène son chien, le gardien du Campanile. Elle se perd dans les rues. Jusqu’à ce que ses pas la conduisent aux portes d’une librairie, où officie un mystérieux passionné de livres.
Avec une économie de mots et un talent pour exprimer les émotions comme les sensations, l’autrice nous dévoile comment peu à peu la solitude ouvre le champ des possibles : elle met tous les sens de la narratrice en éveil, ce qui lui permet de se reconnecter aux autres et au monde.
3. Ce que j'ai appris à faire
Ce livre m’a rappelé à quel point j’avais aimé partir seule, plus jeune, dans des lieux isolés. Des îles où je m’installais sans autre désir que de marcher, d’observer et de vivre là. J’y ai fait des rencontres fortes, inattendues, insolites. J’y ai compris que partir seule c’est se mettre face à soi-même mais c’est aussi et surtout se dévoiler aux autres. Pas de protection, pas de barrière, on se confronte à l’inconnu, qu’il soit naturel ou humain. Ce sont probablement les voyages qui m’ont le plus nourrie. Des voyages dont je suis revenue plus forte.
D’îles il est beaucoup question à Venise, ville-eau, ville-île, elle-même entourée d’îles : l’île des chats, l’île des fous, l’île des morts. Et dans ce roman, Claudie Gallay ne cesse de nous emmener vers ces territoires finis où l’on peut se confronter à soi-même : les livres, passion du libraire Manzoni. Ces livres que l’héroïne va découvrir dans cette ville, elle qui n’a pas l’habitude de lire et consulte surtout des magazines ou regarde des reportages télé. Des livres qui vont l’avaler, la sortir de la solitude. Autant que l’amour. Seule Venise me rappelle aussi, à moi la journaliste papivore, que rien ne vaut un bon roman ! Surtout celui qu’on ne s’attendait pas à découvrir.
4. Mes citations-mantras
« Il ne faut pas attendre. Laissez-vous traverser »
Ce conseil donné par le vieux prince russe à l’héroïne est une formidable règle de vie : ne pas attendre trop des autres, des choses, ce qui pourrait (ou pas) venir demain, mais savoir accueillir, saisir, ressentir, célébrer ce qui se présente là, maintenant. Le passé nous échappe, le futur est incertain. Nous laissons filer l’instant au lieu de nous en imprégner. Chaque moment partagé par l’héroïne avec le vieux prince à l’histoire enfouie est d’une intensité rare. Les gestes, les mots sont lents et précieux.
« Il faut apprendre à se pardonner, alors seulement on peut vivre mieux »
Cet autre conseil du vieux prince résonne avec puissance. Lui semble ne s’être jamais pardonné d’avoir laissé échapper l’amour de sa vie, pour un simple et dramatique retard d’une minute sur un quai de gare. C’est la narratrice qui va le conduire à ce pardon en retrouvant l’amoureuse disparue. Savoir se pardonner, voilà une qualité essentielle. Nous ne sommes pas parfait(e)s et ne le serons jamais.
5. Ce que ça a changé dans ma vie
Je sais qu’une femme seule est une femme en devenir, un devenir meilleur : elle est en train de grandir, quel que soit son âge, et de partir à la rencontre d’une partie d’elle-même, insoupçonnée. Une femme seule est une femme forte en puissance. Affronter la solitude est d’abord une épreuve, ensuite une récompense. La solitude est un état qui ne dure pas et vous transforme. Et qui chaque fois vous ramène davantage vers les autres.
Illustration : un grand merci à Louise de Lavilletlesnuages