La fin de l'omerta
L’égalité entre les femmes et les hommes est entrée dans ma vie comme une évidence : je suis le dernier d’une fratrie composée de deux grandes sœurs, et nos parents nous ont toujours élevés de la même façon. Très tôt, ma masculinité tranchait avec celle de mes camarades d’école : je délaissais le foot pour jouer avec les filles, je refusais d’adopter les codes du “garçon bagarreur”. J’attirais les moqueries, ce qui a certainement développé chez moi une sensibilité accrue pour les discriminations.
Aujourd’hui, le sujet des inégalités femmes-hommes s’est invité dans l’espace médiatique tout comme dans nos relations interpersonnelles. Nos dirigeants, bien qu’ils peinent à obtenir des résultats solides, en ont fait une « Grande cause nationale ». Plus une seule entreprise de plus de 50 salariés ne peut ignorer ses obligations en matière d’égalité salariale ou de lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Les professeur.e.s des écoles intensifient leur apprentissage du respect et de l’égalité dès le plus jeune âge.
Mais il ne s’agit en réalité que d’un rattrapage, d’un rééquilibrage. Des années durant, les inégalités ont été invisibilisées. Puis nous nous sommes contentés de relayer ces discriminations, sans en expliquer les racines et le chemin pour les combattre.
Nous sommes aujourd’hui entrés dans une phase de remise en question, de déconstruction de nos habitudes et de recherche active de solutions. Cette invitation à changer nos comportements n’est pas perçue de la même manière selon notre sensibilité, notre histoire personnelle, notre éducation.
Elle effraie certains hommes qui peinent encore à comprendre qu’en perdant des privilèges (essentiellement associés au pouvoir), ils en gagnent d’autres, comme un meilleur équilibre vie professionnelle – vie privée, ou une relation plus forte avec leurs enfants. Elle rebute certaines femmes qui craignent que des prêcheurs de bonne conscience s’invitent dans leurs foyers pour leur expliquer ce qu’elles ne devraient plus tolérer.
A titre personnel, j’ai toujours été convaincu que prôner l’égalité femme-homme n’a rien à voir avec la contrainte ou la morale. C’est au contraire un puissant levier pour assainir les relations sociales, améliorer les conditions de travail, apaiser les tensions dans le couple. Dans mon cercle proche, je constate par exemple que les couples qui résistent le mieux sont ceux qui ont mis les mauvaises habitudes et leurs égos de côté pour réfléchir à un meilleur partage des tâches domestiques.
Est-ce vraiment beaucoup de bruit pour rien ?
Un seul chiffre devrait interroger les apôtres du « On n’est pas si mal lotis en France ! ». La charge mentale -ce surcroît de travail majeur subi par les femmes dans la sphère domestique- ne s’est miraculeusement pas inversée à force d’articles de presse consacrés aux doubles journées des femmes. 73 % des Françaises estiment toujours faire plus de tâches ménagères que leur conjoint.
Au bureau, il n’est pas rare d’entendre certains collègues dire à la pause déjeuner que « la politique des quotas serait de la discrimination à l’envers ». Pourtant, elle n’a toujours pas permis la parité aux postes de pouvoir : seulement 14 % des dirigeants d’entreprise sont des femmes, et au sein des entreprises du CAC 40, on ne compte que 3 femmes directrices générales (et deux présidentes).
Si l’on considère l’ensemble de la population, les inégalités salariales persistent. Y compris à poste égal.
Dans une récente tribune consacrée à la “gender fatigue”, Marie Eloy, fondatrice de l’association Femmes des Territoires et de l’entreprise Bouge ta Boîte, rappelle qu’« au rythme actuel, il faudrait 254 ans pour combler les disparités professionnelles. »
Diversifions les prises de parole !
Si les chiffres sont têtus, suffisent-ils à convaincre les plus sceptiques d’entre nous ? Rien n’est moins sûr.
Je ne parle pas de ceux qui contestent l’existence même des discriminations et leur nécessaire réduction, mais de cette partie non négligeable d’individus qui souhaitent plus d’égalité pour leurs filles, femmes et amies, sans pour autant battre le pavé chaque 8 mars.
En effet, une majorité de la population se revendique féministe mais ne s’identifie pas forcément aux porte-paroles médiatiques de cette cause. On aurait certainement beaucoup à gagner à encourager et diversifier les prises de position.
On pourrait par exemple écouter celles et ceux qui entourent les victimes de violences. Comme les médecins, les assistantes sociales, les policiers. Par leurs expertises, ne sont-ils pas tout aussi légitimes pour porter la cause des droits des femmes ?
En 2020, la crise du COVID-19 a mis en lumière des métiers dits essentiels et très majoritairement féminins : soignantes, assistantes maternelles, caissières, aides à domicile… Sans doute ces personnes étaient-elles les mieux placées pour parler du travail en miettes, des horaires décalés, de salaires insuffisants car socialement dévalorisés. Nous les avons si peu entendues. Elles nous auraient pourtant éclairés sur la distribution genrée des richesses.
Pourquoi, enfin, ne pas mettre davantage en lumière ces hommes qui interrogent une nouvelle conception de la masculinité et qui pourraient ainsi en inspirer d’autres ? A l’instar d’Ivan Jablonka, historien, qui questionne ce qu’est réellement la “virilité”.
Pourquoi il faut continuer d’en parler et d’agir
Ces nouvelles incarnations pourraient nous rappeler que l’égalité des genres ne constitue en rien un combat dogmatique ou théorique, mais bien la solution pour résoudre des situations concrètes comme par exemple :
- valoriser davantage les cheffes d’entreprise et montrer comment elles ont explosé le plafond de verre.
- donner la parole aux pères impliqués à la maison pour en inciter d’autres à prendre un congé paternité allongé.
- entendre la voix de ces femmes (soignantes, enseignantes, etc.) qui font tourner la société et qui réclament une meilleure reconnaissance sociale.
Diversifier les représentations et les récits, c’est obtenir davantage de consensus autour de ces questions, proposer d’autres modèles d’accomplissement et de réussite. C’est rappeler que le féminisme est avant tout un combat du réel.
Demander à ce nouvel écho de faiblir, c’est un peu comme implorer la Sécurité routière de cesser ses campagnes de sensibilisation, au motif que les accidents mortels ont diminué ! C’est absurde. Dans la même logique, ce n’est pas parce que le réchauffement climatique fait –enfin– irruption dans nos conversations, qu’il faut cesser d’en parler.
En expliquant l’évidence sans brusquer les intimités, en associant toutes celles et ceux qui veulent le progrès et qui se demandent concrètement comment le réaliser, l’égalité réelle peut cesser d’être une utopie.
Illustration : un grand merci à Jon Krause