En 2011, après avoir bourlingué dans le monde entier, cette spécialiste de l’éducation veut scolariser sa fille aînée dans une école Montessori. Le hic, c’est que dans le petit village breton où elle a posé ses valises, cela n’existe pas, et à plusieurs kilomètres à la ronde non plus. Alors, elle va créer cette école, avec une autre maman aussi déterminée qu’elle. Pendant plusieurs années elle en assure la présidence, bénévolement. Et puis un jour, elle se retrouve maman solo, avec deux enfants, avec pour seul revenu le RSA. Cette fois-ci, c’est son job qu’il lui faut créer, car il lui faut bien un revenu.
“ Les femmes entreprennent rarement : par manque de confiance, d’exemple, de réseau, mais surtout par manque d’argent ”
Mais elle veut faire un job utile. Avec l’école Montessori, elle a expérimenté la puissance de l’entraide locale qui a permis la réalisation du projet. Elle regarde autour d’elle et se rend compte avec stupéfaction que les femmes entreprennent rarement : par manque de confiance, d’exemple, de réseau, mais surtout par manque d’argent. Marie a alors une idée : monter un réseau social bienveillant où les porteuses de projet échangeraient là où elles vivent compétences, contacts, coups de pouce. L’association Femmes de Bretagne est lancée fin 2014, et devient fin 2019 Femmes des Territoires. Elle compte aujourd’hui plus de 6000 membres et 30 coordinations territoriales.
Marie Eloy ne s’arrête pas là car elle constate que les entrepreneures employant plus de 10 salariés ne sont que 14% et que 70% des entrepreneures gagnent moins de 1500 euros par mois (67% exactement selon une étude de la chaire FERE pour Bouge ta Boîte). Vous avez bien lu, plus de deux-tiers des entrepreneures gagnent moins que le Smic ! L’enjeu, c’est clairement la croissance et les revenus. Alors, elle se jette à l’eau et crée en 2016 son entreprise Bouge ta Boîte : un réseau business destiné aux femmes pour faire croître leur activité et développer leur chiffre d’affaires. Les adhérentes, nommées “les Bougeuses”, sont des cheffes d’entreprise de différents secteurs. Elles se réunissent toutes les deux semaines pour échanger, se challenger, se former. Et l’objectif du réseau est de se recommander mutuellement pour décrocher des contrats. A la fin de chaque année, chacun des 120 cercles locaux doit communiquer le montant des contrats récoltés grâce aux recommandations des « Bougeuses » : « Nous obligeons les femmes à parler d’argent » explique simplement Marie Eloy.
“ Elle découvre avec stupéfaction qu’on ne s’attend pas à voir une femme négocier "
Vous l’avez compris, Marie Eloy parle doublement cash : quand elle a lancé Bouge ta Boîte, elle a dû trouver des financements, et dans les premières années de l’activité elle a fait face à des difficultés de trésorerie. Ses premiers pas sont délicats. Devant un comité décidant de la garantie d’un prêt, elle essuie des critiques d’une personne durant une heure. On lui reproche de vouloir « se payer dès la première année », d’avoir pour objectif de faire de l’argent parce qu’elle crée une entreprise et pas une association. « On m’attaquait sur mes valeurs au lieu de m’interroger sur mon business modèle, et sur la viabilité de mon entreprise, comme on l’aurait fait pour un homme », raconte-t-elle.
De même, elle découvre avec stupéfaction qu’on ne s’attend pas à voir une femme négocier. Un partenaire propose un certain montant, un deuxième offre plus ; elle retourne voir le premier en lui demandant s’il est prêt à s’aligner. Il ne l’est pas et elle signe avec le deuxième partenaire. Peu après, elle reçoit un mail d’insultes, où on l’accuse d’être vénale. Aurait-on fait pareil avec un homme ?
« Si on ne sait pas que tous ces comportements relèvent de biais culturels puissants, on lâche l’affaire et on ne crée pas son entreprise, ou on n’y met pas suffisamment de moyens financiers, déplore Marie Eloy. Dans l’inconscient collectif, une femme n’a pas à parler d’argent. »
“ Il existe des techniques efficaces et éprouvées pour parler argent ”
Il en faut du courage pour surmonter ces clichés. Ce qui a aidé Marie : la conscience qu’il s’agit justement de clichés. Et « en dehors de ces écueils, j’ai rencontré beaucoup de personnes qui m’ont aidée, qui ont cru en mon projet, qui l’ont financé », confie-t-elle. Autre atout : les projets qu’elle porte la dépassent et engagent d’autres femmes qu’elle. Surmonter l’obstacle devient une nécessité pour les autres. A 47 ans, il lui est toujours difficile de parler d’argent. Mais elle se soigne ! « Mon équipe m’aide aussi beaucoup à lever ces freins liés à l’argent, car ce n’est vraiment pas naturel. En en parlant ensemble, c’est plus facile de les identifier comme tels et de les lever. »
Il existe des techniques efficaces et éprouvées pour parler argent. Cela commence par compter toutes ses heures quand on travaille, y compris le temps passé aux tâches administratives – « trop de femmes travaillent à perte » souligne-t-elle. Puis, oser fixer le juste prix quand il s’agit de vendre une prestation : « Doublez systématiquement le montant par rapport à ce que vous pensez au départ, car vous pensez toujours trop bas », c’est l’un des premiers conseils donnés dans les ateliers de Bouge ta Boîte. Autre truc : se créer une adresse mail comptable, ce qui permet de réclamer le paiement de ses factures de façon impersonnelle – « c’est toujours plus dur de demander de l’argent en son nom propre ».
“ Il faut se débarrasser de tout affect quand surviennent les questions d’argent ”
Derrière toutes ces astuces, il y a un principe : mettre de la valeur sur soi-même. Il faut se débarrasser de tout affect quand surviennent les questions d’argent, pour s’en tenir au factuel : « C’est une prestation, une compétence qui vaut tant ». « Dès le départ, quand j’ai créé Bouge ta Boîte, je voulais pouvoir prélever un salaire pour ne pas tomber dans le cercle vicieux de la femme qui crée une entreprise mais qui ne vit pas de son projet, a expliqué Marie Eloy dans une interview. Je voulais prouver qu’il est possible dès le premier jour de se rémunérer. J’ai créé pour cela le modèle économique adéquat et cherché des actionnaires en conséquence. »
Quand je demande à Marie Eloy quel est son « cash modèle » féminin, elle me répond sans hésiter Anne Lalou : après une carrière dans la banque d’affaires, cette dirigeante est devenue entrepreneure au tournant de la cinquantaine. Elle a créé la Web School Factory et fait partie des co-fondatrices de SISTA, elle est membre de plusieurs conseils d’administration… et depuis le début du comité stratégique de Bouge ta Boîte dans laquelle elle a récemment investi.
Mais avant de devenir investisseuse, il faut gagner son indépendance économique. C’est le combat de Marie Eloy, qui se présente volontiers comme “Madame tout le monde” : elle nous ressemble et nous montre que le chemin de la monétisation n’est ni indécent, ni incompatible avec des valeurs humaines fortes. A méditer sans tarder.