Avais-je intériorisé des attentes sociales assignées au sexe féminin?
Avais-je cherché à rendre mon corps “parfait”, conforme à une image de publicité, notamment pendant mon adolescence?
Avais-je cru que mon corps devait être performant à tout moment, alors que je sentais pourtant qu’il était cyclique?
A toutes ces questions, je pouvais définitivement répondre: Oui. Et en miroir, je me suis demandé quelle éducation transmettre à ma fille, afin qu’elle s’approprie son corps tout au long de sa vie ?
J’ai demandé à Camille Froidevaux-Metterie un entretien. Depuis 15 ans, cette philosophe et professeure en sciences politiques réfléchit aux mutations de la condition féminine. Elle prend le corps des femmes au sérieux et s’intéresse à la bataille de l’intime, aux contradictions qui nouent le corps des femmes et jalonnent leur vie.
“Pendant des siècles, les femmes ont été enfermée dans deux dimensions: sexuelles et maternelles.”
Camille Froidevaux-Metterie commence par me rappeler que l’histoire du féminisme n’est pas linéaire. Il a fallu plusieurs étapes, au siècle dernier, pour conduire à l’émergence récente des thématiques liées au corps. «L’enjeu fut d’abord pour les femmes d’obtenir les droits civils et politiques lors de la Première vague, puis de prendre le contrôle de leur corps procréateur lors de la Deuxième. Dans les années 1980, les luttes féministes se sont centrées sur la place des femmes dans la société et dans le monde du travail».
La bataille de l’intime ne surgit donc pas de nulle part, elle s’inscrit dans une histoire. Et cette histoire permet de comprendre le système dans lequel le corps féminin est enfermé. Pendant des siècles, «les femmes ont été assignées à un soi-disant “destin corporel” qui les a enfermées dans deux dimensions : sexuelles et maternelles». Des dimensions qui les maintiennent dans la sphère du privé, à la maison. Et qui font du corps féminin un corps-objet, dont la mission est de servir autrui.
Alors comment se réapproprier son corps pour en faire “un corps à soi”? En se libérant des injonctions genrées, oui. Mais aussi en comprenant à quel point nous “sommes” notre corps. Et que toutes les transformations de nos corps sont certes physiologiques et physiques, mais aussi existentielles et émotionnelles.
“Même si les lignes sont en train de bouger, les femmes subissent toujours de plein fouet les représentations négatives qui accompagnent cet âge de la vie.”
Si les revendications corporelles ont débuté autour de la question des règles, il est naturel de se demander aujourd’hui ce qu’il en est des femmes ménopausées. La vie s’arrête-t-elle à partir de 50 ans? Que devient ce corps qui ne correspond plus toujours aux normes esthétiques qui parfois nous écrasent? Est-il laissé à l’abandon ou pleinement vivant? Nous sommes hélas dans une société qui dévalorise encore le corps des femmes ménopausées.
Même si les lignes sont en train de bouger, elles subissent toujours de plein fouet les représentations négatives qui accompagnent cet âge de la vie. «Pendant très longtemps, le fait que les femmes ne soient plus en mesure d’avoir d’enfants était synonyme d’inutilité sociale. Or, cela ne fait plus du tout sens aujourd’hui. Mais pour autant, elles sont disqualifiées». Disqualification professionnelle, mise en silence de leurs maux, invisibilisation dans les magazines et sur les écrans, etc., un véritable couperet les exclut d’une manière ou d’une autre de la vie sociale. Mais c’est aussi de la sphère intime qu’elles sont rejetées, déniées en tant que sujets de désir. Or, les femmes ne cessent jamais d’être leur corps. Elles travaillent, peuvent avoir une vie amoureuse et sexuelle, des enfants ou pas, elles ont des aspirations, des envies de créativité, voire une splendide joie de vivre.
“Il n’y a pas qu’une seule et unique façon de vivre ce tournant.”
Au même titre que les jeunes générations, les femmes ménopausées sont dès à présent en train de déjouer le drame féminin, en prenant le contrôle de leur destin corporel, «en investissant le terrain sur le plan des représentations, en en faisant un objet légitime de réflexion, en sortant ces sujets de l’opprobre et du dégoût», «en acceptant de dire ce qu’elles vivent». Il n’y a pas qu’une seule et unique façon de vivre ce tournant, et il est crucial de nommer la diversité des vécus.
Certaines femmes seront heureuses de voir partir leurs enfants, d’autres se sentiront dans une détresse physique et psychologique, tandis que d’autres se sentiront libérées et re-découvriront leur corps désirant. Ce sont les nuances du vécu de chaque femme et la variabilité des corps que Camille Froidevaux-Metterie nous rappelle.
“Il est temps de créer du lien entre femmes et de libérer les paroles.”
En achevant l’entretien, Camille évoque une transmission inversée, où les jeunes femmes iraient échanger avec leur mère et leur grand-mère pour comprendre leur vécu corporel.
Ses propos trouvent un écho particulier en moi. Dans ma famille, ma mère a toujours instauré une parole libre sur nos corps, alors qu’elle n’avait pas pu le faire avec sa propre mère. J’avais perçu de ma mère le côté médical de la ménopause, la voyant se badigeonner ses avant-bras de gel pour compléter un manque d’œstrogènes. Mais moi, je n’ai jamais questionné ses craintes, ses aléas d’humeur, son ressenti vis-à-vis de son corps.
Après cet échange avec Camille Froidevaux-Metterie, je me suis dit qu’il était temps de mettre en pratique cette transmission inversée, afin de continuer à créer du lien entre femmes et à libérer les paroles.
Illustration : un grand merci à Laurence Bentz