L'argent, pour vous, c'est...
Stéphanie Gicquel : J’ai un rapport très pragmatique à l’argent. Pour moi, l’argent est un moyen. J’essaye de réunir le budget nécessaire pour réaliser chaque projet dans lequel je m’engage, vivre des expériences extraordinaires. Je vis en flux tendu, au jour le jour, sans chercher à faire des économies à long terme.
Est-ce qu’on parlait d’argent dans votre famille ?
Stéphanie Gicquel : Pas vraiment. Je viens d’un milieu modeste. J’ai grandi dans la banlieue de Toulouse. Mon père est venu d’Espagne pour travailler en tant que technicien en électronique et ma mère travaillait dans un lycée technologique. On ne manquait de rien mais on ne profitait pas non plus. Mes parents cherchaient à sécuriser l’avenir et moi je rêvais de voyager, de découvrir Paris puis le monde.
Quand et comment l’argent est-il entré dans votre vie ?
Stéphanie Gicquel : A treize ans, en feuilletant un magazine au CDI, j’ai découvert l’existence des écoles de commerce. C’était alors pour moi un objectif totalement ambitieux, très éloigné de mon écosystème. Cela signifiait aussi quitter la région de Toulouse pour aller étudier à Paris. A l’époque, je n’avais personne pour éclairer mon chemin. Mais j’ai eu l’intuition que ces études me permettraient d’acquérir les outils pour entreprendre, devenir indépendante, notamment financièrement, et découvrir le monde. Quelques années plus tard, à force de travail et de discipline, j’ai intégré HEC. Cela a été une expérience fondatrice pour moi. Aujourd’hui encore, quand je me fixe un objectif audacieux, je puise de la force en repensant à cet objectif que j’ai atteint alors que le point d’arrivée était éloigné du point de départ.
Vous souvenez-vous de votre premier salaire ? Comment l’avez-vous dépensé ?
Stéphanie Gicquel : J’ai commencé à travailler pendant mes études, des missions de la Junior Entreprise au sein de mon école de commerce, et j’ai utilisé l’argent gagné pour les dépenses du quotidien. Je garde intact le souvenir d’un job étudiant effectué un été aux États-Unis : de la vente en porte-à-porte. L’argent gagné m’a permis de payer les frais. Avant de rentrer en France, j’ai pris la route avec deux amis, dans un vieux break Subaru que nous avions acheté pour 400 dollars. On a sillonné la côte ouest, de Portland à San Francisco, poussé jusqu’à Los Angeles avant de remonter un peu plus à l’intérieur par Las Vegas et le Grand Canyon. On dormait sous tente, dans la voiture parfois. Pendant ce road-trip, j’ai découvert les grands espaces et le désert. J’ai ressenti cette forme de plénitude si particulière, mélange de sérénité et d’accomplissement. Je suis rentrée les poches vides, mais la tête pleine d’expériences, de souvenirs, d’émotions. Avec surtout, l’envie de repartir.
Si on vous demande combien vous gagnez, vous répondez ?
Stéphanie Gicquel : Je suis incapable de répondre à cette question. Je travaille en indépendante, les revenus fluctuent d’un mois sur l’autre. Je suis à la fois exploratrice, athlète de haut niveau, entrepreneure, conférencière et auteure. Certains jours, je travaille sur des missions en entreprise, d’autres sur l’écriture d’un livre ou bien sur un projet avec un équipementier. Je suis engagée aussi pour des associations sur l’entrepreneuriat au féminin, les enfants, l’environnement, etc. Mon quotidien est le plus souvent un mélange de différentes activités. Quand j’organise une expédition à l’autre bout du monde, il me faut lever plusieurs centaines de milliers d’euros, mais quand je me concentre sur le sport de haut niveau, je peux passer plusieurs mois sans revenus… Cela ne m’angoisse pas. Les plus belles émotions n’ont pas de valeur marchande. Les mois passés en expédition, notamment lorsque j’ai marché plus de 2000 km à travers l’Antarctique pendant 74 jours, sans confort, souvent dans des situations où la vie peut basculer à tout moment, ont renforcé cette conscience de la puissance de l’instant présent. Cela éloigne un peu plus de moi l’idée de devoir sécuriser un avenir lointain.
Vous avez aussi connu des coups durs ?
Stéphanie Gicquel : Quand je suis rentrée en France après avoir marché à travers l’Antarctique sur plus de deux mille kilomètres, mes comptes étaient dans le rouge. Je me retrouve parfois avec plus de factures à payer que d’argent sur mon compte. Ce ne sont pas des coups durs, à vrai dire, dans la mesure où je sais où je vais.
Comment faire pour traverser ces périodes ?
Stéphanie Gicquel : Je reste en mouvement, en chemin vers un projet qui me fait vibrer. Je m’adapte et trouve des solutions.
Seriez-vous prête à vous battre pour une meilleure rémunération ?
Stéphanie Gicquel : Si j’étais en entreprise, je n’aurais aucun problème à aller négocier une augmentation. Je n’ai aucun tabou à ce sujet. En revanche, l’idée de devoir « se battre » me pose problème. Si mon interlocuteur ne perçoit pas ma valeur, je ne vais pas insister ou me brader. Il faut aller vers les projets et les personnes qui savent reconnaître nos qualités. Il y a tellement de belles rencontres à faire, d’opportunités à saisir, qu’il est bien souvent préférable de ne pas s’enfermer trop longtemps dans un rapport de force.
Au sein de votre couple, qui gagne le plus ? Est-ce que ça pose problème ?
Stéphanie Gicquel : Avec mon conjoint, on a un rapport à l’argent très fluide. On s’est rencontrés jeunes et on vient tous les deux d’un milieu modeste. On a aussi démarré avec le prêt de l’école de commerce à rembourser et les mêmes envies de voyage. C’était évident d’ouvrir un compte commun pour financer notre quotidien. On gagne à peu près la même chose mais pas en même temps. Il fait aussi des expéditions avec moi, il m’accompagne sur les compétitions, les entraînements, et je suis également à ses côtés dans ses activités. On est complémentaires.
Votre stratégie pour l’avenir ?
Stéphanie Gicquel : Je n’en ai pas ! En ce moment, je me consacre surtout au sport de haut niveau. Je m’entraîne pour tenter d’améliorer le record du monde d’athlétisme sur ultrafond (270,1 km sur 24 heures non-stop). C’est mon objectif principal, celui qui structure mon organisation. Je construis mon quotidien comme une fourmi, tout en vivant au présent comme une cigale. Je choisis mes projets par passion, sans me focaliser sur l’aspect financier. Je suis sereine parce que je suis confiante dans ma capacité à trouver les ressources nécessaires le moment venu.
Le conseil que vous aimeriez donner aux femmes ?
Stéphanie Gicquel : Ne pas perdre sa vie à essayer de la gagner. Comme dans le sport de haut niveau, je dirais aussi qu’il ne faut pas attendre qu’on vous donne une place, il faut aller la prendre. Et s’autoriser à gagner. C’est parfois une course de fond. Ne pas douter de son potentiel, chercher les ressources pour accomplir ses rêves. La vie est un cheminement, pas une destination.
Illustration : un grand merci à Marie Lemaistre et l’agence Fllow