“ Une femme qui a réussi là où on ne l'attendait pas, c'est un puissant moteur d'émancipation ”
L’absence de rôles modèles est souvent pointée comme une raison de la difficulté pour les jeunes filles de se projeter dans des métiers ou des secteurs largement occupés par les hommes. Et donc comme un frein évident à la mixité pourtant précieuse des disciplines scientifiques et techniques. Le constat est malheureusement identique dans les nouvelles technologies ou encore dans l’entrepreneuriat – seules 17% des femmes aspirant à devenir entrepreneures sont capables de nommer une entrepreneure à succès d’après le 2e baromètre Veuve Clicquot sur l’entrepreneuriat féminin.
Une femme qui a réussi là où on ne l’attendait pas peut constituer un puissant moteur d’émancipation pour les autres: c’est la preuve que tout est possible. « On ne se construit jamais seule », souligne Delphine Remy-Boutang, fondatrice de la Journée de la Femme digitale et des Prix Margaret pour offrir des modèles de réussite aux femmes qui hésiteraient à se lancer dans les nouvelles technologies. « Margaret », en hommage à Margaret Hamilton, qui a développé les logiciels embarqués du programme spatial Apollo de la NASA.
Une étude publiée par l’Institut des politiques publiques sur le programme For girls in Science développé par la Fondation L’Oréal a d’ailleurs confirmé il y a deux ans l’efficacité des rôles modèles féminins pour inciter les jeunes filles à poursuivre des études scientifiques après le bac : elles sont plus nombreuses à le faire si elles ont été exposées à des femmes scientifiques venues intervenir dans les classes.
Revenons à nos Nobel(les) : connaissez-vous au moins une Française, en dehors de Marie Curie et de sa fille Irène Jolliot-Curie, récipiendaire du prestigieux prix ? A-t-on suffisamment célébré Françoise Barré-Sinoussi (prix Nobel de médecine en 2008), Esther Duflo (prix Nobel d’économie en 2019) et Emmanuelle Charpentier (prix Nobel de chimie en 2020) ?
“ On a longtemps cru que les rôles modèles féminins étaient inexistants "
Quand j’avais dix ans, je rêvais d’être journaliste (politique). Je regardais l’émission Cartes sur table à la télévision et j’admirais la pugnacité en interview d’un Jean-Pierre Elkabbach ou d’un Alain Duhamel. Pas de femme pour m’inspirer. J’étais trop jeune pour avoir connu Françoise Giroud à la tête de L’Express. Fin 1981, Christine Ockrent est apparue aux manettes du JT de France 2, puis en 1984 Anne Sinclair sur le plateau de 7/7. L’horizon commençait à s’ouvrir.
On a longtemps cru que les rôles modèles féminins étaient inexistants parce que les femmes avaient été si longtemps cantonnées à la maison. On s’est trompé. Elles existaient mais elles étaient simplement « oubliées, voire effacées par les sociétés patriarcales », regrette Michèle Flasaquier, auteure d’un joli recueil intitulé Illustres inconnues (Ed.CFPJ), paru au printemps dernier. Ces figures commencent à sortir des oubliettes de l’histoire. Depuis la Britannique Ada Lovelace qui a jeté les bases du code informatique au milieu du XIXe siècle jusqu’à l’Américaine Katherine Johnson, calculatrice de la Nasa, sans qui la mission Apollo 11 n’aurait jamais réussi à atteindre son but – poser le premier homme sur la Lune.
Si leur rôle avait été à l’époque valorisé à leur juste mesure, n’auraient-elles pas fait davantage d’émules ?
“ Les rôles modèles ne sont pas forcément des célébrités "
C’est ce qui a motivé Delphine Rémy-Boutang à publier cet automne le livre Elles changent le monde : une série d’interviews et de portraits de femmes qui ont atteint des postes à responsabilité dans de grandes entreprises ou qui ont créé leur propre société. Elles ne font pas forcément la Une des médias mais elles ont pris la place qu’elles souhaitaient. Les rôles modèles ne sont pas forcément des célébrités. Cela peut être une mère, une grand-mère, une sœur, une enseignante, une collègue, une voisine. On la croise chaque jour, c’est une héroïne, mais qui le sait ?
Chaque année en décembre le magazine américain Time met à sa Une « la personnalité de l’année » (jusqu’en 1999 c’était même “l’homme de l’année”). Une tradition qui remonte à 1927. Seules 11 femmes ont été distinguées en un siècle. L’an dernier, le magazine a voulu rattraper cette injustice : il a mis en ligne 89 nouvelles Unes avec des figures féminines, principalement des artistes.
“ On veut encourager les femmes à créer leur entreprise, mais elles manquent encore d'exemples de "cash modèles" à qui se référer "
Prochaine étape, être capable de valoriser des femmes qui comptent dans le monde économique. Et là, ça devient plus compliqué. On parle en effet de pouvoir et d’argent. Combien de femmes parmi les 100 plus grandes fortunes mondiales selon le classement Forbes ? 14. Les huit premières sont des héritières (parmi lesquelles la Française Françoise Meyers-Bettencourt). Il faut arriver à l’Australienne Gina Rinehart, 70e au classement général, pour rencontrer une femme qui a bâti elle-même sa fortune, en l’occurrence dans les mines de fer, à partir de l’entreprise en faillite de son père. Le constat est le même si on regarde les 500 plus grandes fortunes de France telles que listées chaque été par le magazine Challenges.
On veut encourager les femmes à créer leur entreprise mais elles manquent encore d’exemples de « cash modèles » auxquels se référer. On aime se rassurer avec une figure d’entrepreneure qui apporte du sens dans un monde de brutes, mais une femme qui gagne autant d’argent qu’un homme, c’est une autre histoire. La mémoire est sélective : Helena Rubinstein reste aux yeux du grand public une marque de beauté de luxe. Sa fondatrice fut pourtant une des femmes les plus riches des Etats-Unis dans l’entre-deux-guerres.
Alors bien sûr il nous reste Christine Lagarde. Le « rôle modèle » par excellence. De ses premiers pas parfois maladroits comme ministre déléguée au commerce extérieur en 2005, à 49 ans, à sa nomination unanimement saluée à la tête de la Banque centrale européenne il y a deux ans, elle a offert aux femmes la preuve qu’une vie professionnelle n’est jamais écrite par avance : elle a rejoint la vie politique après une brillante carrière d’avocate d’affaires, elle a fait sa place malgré les sceptiques (un grand hebdomadaire avait titré lors de sa nomination au ministère de l’Economie, « Potiche ou fortiche ? ») puis son ambition l’a menée bien au-dessus des querelles politiciennes, dans les hautes sphères internationales.
“ Des figures inspirantes, à convoquer, valoriser, partager pour faire grandir les ambitions de toutes les autres femmes "
Les femmes d’affaires, qu’il s’agisse de grandes ou petites affaires, manquent à l’appel. Comme si les deux mots ne pouvaient se conjuguer. Et pourtant, elles existent elles aussi. Virginie Morgon, patronne de la société d’investissement Eurazeo, Dominique Sénéquier, à la tête du fonds Ardian, Clara Gaymard, cofondatrice de Raise, Céline Lazorthes, la fondatrice de Leetchi, la styliste Isabel Marant (première femme parmi les vingt entrepreneurs préférés des Français en 2021 selon Forbes), Catherine Barba Chiaramonti et Chantal Baudron, business angels, Martine Liautaud, banquière d‘affaires… autant de figures inspirantes, à convoquer, valoriser, partager pour faire grandir les ambitions de toutes les autres femmes. Sans tabou sur leur réussite, y compris pécuniaire.
Illustration : Un grand merci à Marie Lemaistre et à Fllow