En matière de retraite, les femmes françaises touchent 40% de moins que les hommes. Ce chiffre est connu, mais on s’y intéresse trop peu. Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, les médias généralistes parlent relativement peu des personnes de plus de 60 ans (et encore moins des femmes). Ensuite, on reste souvent obnubilé par l’écart de revenus entre les femmes et les hommes “à travail égal”. Enfin, on pense à tort que “c’est normal”, puisque ces femmes qui touchent moins à la retraite ont travaillé davantage à temps partiel, ont occupé des postes dans des métiers de services moins rémunérateurs et/ou ont mis leur carrière entre parenthèses pour s’occuper des enfants et du foyer.
“ Tout progrès vers l'égalité commence par une remise en question "
Or tout progrès vers l’égalité commence par une remise en question de ce qui est “normal” (donc acceptable). Le jour où l’on a répété suffisamment souvent qu’il n’était “pas normal” qu’il n’y ait presque pas de femmes dans les conseils d’administration des grandes entreprises, les choses ont commencé à bouger. C’est pourquoi j’ai choisi de consacrer une nouvelle newsletter au sujet des retraites. Je suis convaincue que cette capacité à ne pas trouver que les choses vont de soi est une force. Plus nous parlerons des retraites, à l’échelle individuelle et collective, mieux nous pourrons combler l’écart anormal entre femmes et hommes retraités !
“ Les femmes émancipées sont-elles vraiment libres de leurs choix de vie? "
Aujourd’hui, c’est comme si l’on croyait dur comme fer que nos choix individuels étaient forcément libres et que les femmes qui sacrifient leur carrière et leurs finances personnelles pour le bien du foyer le font en connaissance de cause. Ce désintérêt pour le caractère massif et systématique de l’écart de retraite entre femmes et hommes est dangereux. Il a conduit certaines féministes à ignorer ce sujet, y compris celles qui ont mis avec succès leur énergie au service d’un meilleur partage des postes de pouvoir en politique et dans l’entreprise. Les femmes émancipées sont-elles vraiment libres de leurs choix de vie ? Si c’était le cas, alors les protections patriarcales d’autrefois, au premier rang desquelles les “pensions de réversion”, n’auraient plus lieu d’être.
“ La pension de réversion est un mécanisme patriarcal qui a été conçu pour protéger les femmes "
La pension de réversion est un dispositif mis en place après la Seconde Guerre mondiale pour protéger le conjoint survivant de la précarité en cas de veuvage ; il consiste à reverser au survivant une partie de la retraite du conjoint décédé. Les critères sont simples : il faut être âgé d’au moins 55 ans, avoir été mariée avec le défunt et avoir des ressources inférieures à un certain plafond (c’est-à-dire être pauvre). Sans qu’il n’ait jamais été nécessaire de la présenter ainsi, la pension de réversion est un mécanisme patriarcal qui a été conçu pour protéger les femmes, plus faibles et dépendantes économiquement.
Aujourd’hui encore, sur 10 personnes qui touchent une pension de réversion, 9 sont des femmes. Elles vivent en effet plus longtemps. Elles épousent des hommes plus âgés. Et elles gagnent moins d’argent donc sont nettement plus susceptibles d’avoir des revenus en dessous du plafond fixé (en 2020, ce plafond était de 21 000€ par an). À lui seul, ce dispositif a le mérite d’atténuer considérablement l’écart femmes-hommes à la retraite : quand on prend en compte les réversions des veuves, l’écart n’est plus “que” de 28% (au lieu de 40%).
“ Depuis quelques années, la pension de réversion est menacée "
Mais depuis quelques années, la pension de réversion est menacée. Même si l’on ne change rien aux conditions d’accès actuelles, de moins en moins de femmes la toucheront à l’avenir. Parmi les explications, il y a des facteurs dont on pourrait se réjouir : l’écart d’âge entre conjoints à tendance à se réduire, les carrières des femmes sont plus rémunératrices, et enfin, il y a davantage de couples non mariés…
Mais malgré ces progrès des 50 dernières années, la pension de réversion continue de jouer un rôle égalisateur considérable. Le fait qu’elle concerne de moins en moins de femmes met en péril la poursuite de ces progrès vers plus d’égalité parmi les personnes en fin de carrière. L’effet de seuil est l’un des phénomènes que l’on risque d’observer davantage chez ces personnes qui gagnent “trop” pour profiter de la réversion, mais au final bien moins que si elles étaient en dessous du seuil et touchaient la réversion. Avec la pandémie de Covid-19, on a vu à quel point les “arbitrages” du foyer se font encore en défaveur des carrières féminines. Il n’est pas impossible que l’écart de retraite se creuse à nouveau demain.
“ Pourquoi il faut parler davantage de la retraite à 20, 30, 40, 50 et 60 ans! "
Heureusement, nous sommes de plus en plus nombreux à appliquer le prisme du genre sur l’analyse des politiques publiques. Telle mesure ou réforme est-elle neutre du point de vue du genre ? Voilà une question que l’on entend de plus en plus depuis quelques années. Le sujet de la réforme des retraites a donc lui aussi soulevé des questions de ce type. Mais faute des bons indicateurs et outils d’analyse, la réponse à ces questions n’est pas toujours claire. Il n’y a pas assez de diversité parmi les économistes et personnalités politiques occupés à ces sujets. Il faut donc que nous soyons beaucoup plus nombreux et nombreuses à en parler pour que cette analyse s’affine et s’enrichisse !
" Et pourquoi il faut que le rapport entre femme et argent change "
Notre système de retraite décline. Cela exige de nous qu’on mette plus d’argent de côté. Hélas, nous ne sommes décidément pas égaux face à l’épargne et l’investissement.
Les femmes parlent moins facilement d’argent, de placements financiers et d’investissement. Elles se heurtent à un univers très masculin (services financiers, banques, conseillers) qui s’intéresse moins à elles. Elles sont moins nombreuses dans la fintech, ces entreprises innovantes dans les secteurs financiers et bancaires. Même au Ministère des finances, la parité semble encore très loin.
Paradoxalement, les femmes ont une longueur d’avance dans un monde du travail où les carrières sont de moins en moins linéaires, les vies en “trois phases” (formation, travail, retraite) moins courantes, et les reconversions professionnelles plus fréquentes. Car elles font face depuis des décennies à des carrières chaotiques, qui seront le lot de tous demain. Elles se reconvertissent plus facilement, transforment leur identité professionnelle et jonglent avec de multiples casquettes. Elles savent mieux changer de rythme et s’adapter à des circonstances nouvelles.
Désormais, il faudra non seulement apprendre à gérer des carrières chaotiques mais aussi préparer les retraites qui vont avec.
Consacrons donc plus de temps et d’énergie à parler d’argent, d’épargne, de placement, d’investissement, de finances personnelles, mais aussi des politiques publiques, des infrastructures et de leur impact sur la vie de femmes. En parler, c’est la première étape, et non des moindres.
Illustration : un grand merci à Marie Lemaistre et Fllow