Des impératifs nous font vivre à notre insu une existence qui ne nous appartient pas : “Sois responsable”, “Ne perds pas ton temps” “On ne fait pas ce qu’on veut dans la vie” “Trouve un mari, un métier !” “Fais des enfants…”
Il nous faut du temps avant d’avoir confiance dans nos choix, affirmer la forme que prend notre existence sans la comparer à celles des autres. Le paradoxe est que nous pouvons courir derrière une image de perfection tout en ayant l’intime conviction que le bonheur est ailleurs, ou pour les autres. Et pour nous, un rêve inaccessible.
“ En apparence j’étais libre de faire ce que j’aimais et d’aimer ma vie telle qu’elle était ”
Si je me souviens de mes vingt ans, j’avais sans aucun doute des aspirations et des idées bien définies de ce que devait être ma vie. Au moins j’en avais les orientations. Mai 68 n’était pas loin, mon ambition était de comprendre l’humain et de l’aider à mieux vivre, en commençant par moi. Je commençais mes études de médecine sachant déjà que ce qui était “psy” et aussi ce qui avait trait au langage du corps m’intéressaient particulièrement. Je faisais du théâtre, dansais, m’initiais à la méditation et au yoga… En apparence j’étais libre de faire ce que j’aimais et d’aimer ma vie telle qu’elle était.
Ce n’était pas le cas et avec le recul, je l’ai bien compris : je somatisais, j’avais des nausées, des maux de tête et j’étais souvent, trop souvent, angoissée. Je remercie maintenant ces maux de tête et ces angoisses : ils m’ont orientée vers des thérapies diverses qui ont ouvert mon champ d’expériences et de connaissances, m’ont certainement permis d’évoluer en conscience et en liberté.
“ Être une femme signifiait avoir tant de rôles à accomplir pour réussir sa vie ”
La vie n’était pas facile, et il me paraissait normal qu’elle ne le soit pas. Ce qui m’était donné à voir dans ma famille, particulièrement du côté des femmes, était une existence contrariée et beaucoup de souffrances : certaines n’avaient pu épouser l’homme aimé, d’autres avaient fait un mariage d’amour mais s’étaient vite senties délaissées ou mal aimées. Sur le plan professionnel, peu avaient fait le métier souhaité, peu avaient été dans le sens de leurs aspirations profondes ou de leurs talents. J’ajouterai une inquiétude constante quant au physique, avec l’obsession de grossir et la peur de vieillir.
Il semblait plus difficile d’être une femme que d’être un homme. Être une femme signifiait avoir tant de rôles à accomplir pour réussir sa vie, pas d’autre choix que de courir vers l’excellence d’une existence où nous devions tout accomplir avec succès. Par conséquent, autant de risques d’échecs et d’insatisfactions dans le regard que nous portions sur nous-mêmes.
“Nous n’avons pas à attendre d’être “une vieille dame” pour être indignes!”
J’ai compris, avec le temps, le bénéfice que l’âge allait m’offrir. Prendre de l’âge m’a autorisée à être moi. Sans plus chercher à savoir ce que signifie “être moi, être une femme, avoir réussi ma vie de femme”. Et qu’il est bon de n’avoir plus à se poser ces questions !
Nous pouvons retrouver les élans et la liberté de notre jeunesse, tout en nous acceptant telles que nous sommes. Nous n’avons plus à être parfaites. L’essentiel est de bien vivre ce qui nous est donné dans l’instant, sans comparaison ni projection d’une autre existence possible : ayant appris à nous connaître, nous cessons d’être en quête de ce que nous ne sommes pas.
Dans mon livre Libre d’être une femme, je chéris cette image de “la vieille dame indigne“ (expression tirée d’un film et d’une nouvelle de Bertold Brecht) :
« Cette femme qui se réjouit d’un rien et à qui peu importe le regard d’autrui : plus intéressant est celui qu’elle porte sur le monde. Libre d’éprouver des joies et des plaisirs véritables, car elle n’a rien à prouver, elle est heureuse de se sentir en vie par le simple fait d’exister. Elle prend le temps de vivre alors que diminue le temps qui reste à vivre. Et ne se préoccupant pas de savoir si elle est ou non aimée, elle a tout le temps d’aimer. Elle est tout amour. »
Et je dis à toutes les femmes quel que soit leur âge : nous n’avons pas à attendre d’être une “vieille dame” pour être indignes !
“ Nous avons plusieurs naissances en une seule vie. Et en ce sens, vieillir nous rajeunit ”
Nous pouvons à tout âge commencer une nouvelle vie, une vie que nous aimons, et avant tout une vie que nous choisissons.
Vivre, simplement vivre et aimer. Se permettre d’être sage et un peu folle, consciente et irréfléchie, discrète et audacieuse, aimant plaire mais ne cherchant plus à plaire pour aimer. Oser rêver et aller au bout de ses rêves, vivre l’instant sans représentation de ce que devrait être son existence, laisser la vie nous surprendre et le loisir d’improviser, prendre ce qui passe, sans s’inquiéter de passer à côté de quelque chose. Être dans ce qui se crée et se recrée à chaque instant : notre vie, en conscience et en confiance.
Il semble que nous ayons plusieurs naissances en une seule vie. Et en ce sens vieillir nous rajeunit. Être jeune, ce n’est pas rester jeune, mais le devenir : « On met longtemps à devenir jeune » a dit Picasso.
Je me sens maintenant plus jeune qu’à mes vingt ans.
Illustration : un grand merci à Laurence Bentz et l’agence Virginie