Effrayant ? Rassurez-vous, l’application n’existe pas. Mais les situations décrites dans ce spot sont bien réelles et portent un nom : les violences économiques.
Le film a été réalisé à la demande de la Fédération nationale Solidarité Femmes (FNSF), à l’occasion du 25 novembre dernier, journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes.
Violences économiques : encore largement méconnues
La FNSF opère notamment le 3919, numéro national d’écoute téléphonique à destination des femmes victimes de toutes violences. Selon un rapport de la FNSF de 2021, 25% des appelantes au 3919 se disaient victimes de violences économiques – un chiffre en hausse de 6% par rapport à l’année précédente. En voici les formes les plus courantes : chantage économique (52%), non-participation aux charges et contrôle des dépenses (41%), dépossession des ressources financières ou des moyens de paiement (18%).
Or selon une étude de l’IFOP publiée à la même période, 1 homme sur 5 considère que confisquer les moyens de paiement de sa conjointe n’est pas une violence économique. De même, 1 sur 4 estime que l’empêcher d’accéder à ses revenus et ses comptes bancaires ne relève pas de violence conjugale.
Un constat alarmant, qui confirme une chose : les violences économiques sont encore largement méconnues. Donc insuffisamment identifiées par les victimes, ou banalisées, y compris par l’agresseur.
Mais c’est en train de changer. Pour preuve, BNP Paribas vient de confier à Paola Vieira, spécialiste des risques dans la branche “personal finance” du groupe, une mission de sensibilisation aux violences économiques au sein de la banque. C’est une première en France et c’est le fruit de deux ans de travail. Paola Vieira, vingt ans de métier dans le secteur, a commencé à s’intéresser au sujet quand elle a été sollicitée par une amie dont une connaissance avait été victime d’une opposition abusive à la carte bancaire : cette femme avait porté plainte pour violences contre son conjoint, lequel à la sortie de sa garde à vue s’était empressé de faire opposition à la carte bancaire de madame, la privant ainsi de ses moyens financiers. « Ma première réaction a été l’indignation : comment est-ce possible ? », raconte Paola. En fait, des millions de fraudes à la carte bancaire ont lieu chaque année, les banques ont donc mis en place des systèmes d’opposition rapides et faciles afin de protéger leurs clients. Si l’opposition est généralement faite par le détenteur de la carte, elle peut aussi venir d’un tiers, il suffit de posséder quelques informations clés, connues de chaque membre de la famille (date de naissance, etc.) pour y parvenir.
« Les violences économiques, c’est l’angle mort des violences conjugales»
Comment dès lors empêcher des oppositions abusives à la carte bancaire ? C’est en cherchant à aider cette femme que Paola a découvert l’ampleur du problème. Et les multiples formes prises par les violences économiques : crédit à la consommation signé au nom du conjoint sans son accord, interdiction d’ouvrir un compte en son nom propre ou de posséder une carte bancaire sur un compte joint, actions judiciaires à répétition engagées par un conjoint obligeant l’autre à d’énormes dépenses d’avocat, etc. « Les violences économiques, c’est l’angle mort des violences conjugales, résume Paola Vieira. Or le nerf de la guerre c’est l’argent. Sans argent, impossible de quitter un conjoint violent. »
Passionnée par son sujet, Paola Vieira a candidaté à l’appel à projets lancé par la banque pour les salariés désireux de développer un projet à impact positif. Lauréate en 2021, elle a bénéficié de six mois d’accompagnement au sein de l’incubateur People’s lab 4good pour formaliser une proposition concrète de protection contre les violences conjugales bancaires.
« Il a fallu d’abord définir les violences économiques : c’est une privation de ressources financière ou un maintien dans la dépendance» nous explique-t-elle. « Une grande partie des femmes victimes de violences conjugales souffrent aussi de violences économiques. Mais des violences économiques peuvent aussi surgir sans violences physiques ou psychologiques, par exemple lors d’une séparation, et ce quel que soit le milieu social. On estime que 30 à 40% des violences économiques naissent sans autre forme de violences conjugales. »
La lente implication des Etats
Les violences économiques sont encore peu documentées en Europe, sauf en Grande-Bretagne et en Espagne. D’après une étude menée en Espagne dans le cadre du projet européen EcoVio, 12 % des femmes espagnoles de plus de 16 ans ont été un jour victimes de violences économiques.
Outre-Manche, la notion a été introduite dans la loi en avril 2021 et outre-Pyrénées elle l’a été en août 2021, dans les deux cas à la faveur d’une jurisprudence. Dix ans plus tôt, en 2011, la Convention d’Istanbul sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, rédigée sous les auspices du Conseil de l’Europe, demandait pour la première fois aux Etats signataires de s’attaquer aux violences économiques.
La France a ratifié ce texte en 2014, ce qui l’oblige normalement à intégrer dans son code pénal la notion de violences économiques. Mais cela fait seulement deux ans que les politiques se sont saisis du problème. En juin 2020, un décret autorisait le déblocage anticipé de l’épargne salariale en cas de violences conjugales. Fin 2020, la délégation aux Droits des femmes de l’Assemblée nationale organisait un colloque sur la reconnaissance des violences économiques. Fin 2021, la loi Rixain introduisait trois principes visant à lutter contre les violences économiques:
- l’extension du droit au compte (la détention d’un compte collectif n’empêche pas l’ouverture d’un compte individuel)
- l’impossibilité de verser un salaire sur un compte de tiers
- la mise en place du recouvrement par la CAF des pensions alimentaires non versées.
Les victimes fuient, puis reviennent, car dépendantes financièrement
Enfin, cet automne, Isabelle Rome, ministre chargée de l’égalité femmes-hommes depuis le printemps 2022, annonçait vouloir lancer un « pack nouveau départ » pour aider les femmes qui n’osent pas quitter un conjoint violent par manque de moyens. « Je l’ai observé au cours de ma carrière, et les associations le signalent régulièrement, les victimes quittent ou plutôt fuient le domicile conjugal mais, sous emprise ou dépendantes financièrement, ont tendance à revenir dans le huis clos auprès de leur bourreau », rappelait cette ancienne magistrate lors d’une audition au Sénat le 6 octobre.
Le 16 janvier, une proposition de loi de Valérie Létard était votée à l’unanimité à l’Assemblée nationale. Elle instaure une « aide universelle d’urgence » : un prêt à taux zéro versé par la CAF, en trois mensualités maximum, dans un délai de trois jours, sans condition de ressource. « Ce vote est une révolution », assure Paola Viera.
Une démarche pionnière contre les violences bancaires
L’Etat commence donc à bouger. Pour Paola Vieira, les banques ont aussi clairement un rôle à jouer. A la fois vis-à-vis de leur personnel et de leurs clients : « Il faut d’abord faire connaître la notion de violences économiques, sensibiliser les collaborateurs de BNP Paribas et plus largement les clients. Puis dans un second temps, mettre en place des garde-fous pour que la banque contribue à lutter contre les violences économiques ». Dès juillet 2021, à l’issue du Forum Génération Egalité, BNP Paribas annonçait ouvrir le chantier et se donnait cinq ans pour traiter les violences bancaires. En travaillant pour ses clientes mais aussi pour ses salariées victimes de violences conjugales.
L’entreprise a ainsi mis en ligne sur son intranet une page dédiée aux violences conjugales et intrafamiliales avec les ressources, dispositifs et contacts clés sur le sujet. Surtout, elle s’est donnée pour mission d’élaborer un état des lieux afin d’identifier les bonnes pratiques et les actions d’information ou de formation utiles. Un travail qui mobilise pour l’instant les équipes opérationnelles des métiers de « personal finance » et de la banque commerciale en France ainsi que des associations comme par exemple la Fondation des Femmes.
« Il n’y a pas de vol entre époux », selon le code civil. Ah oui, vraiment ?
Certes, relève Paola Vieira, la loi ne facilite pas forcément les choses, notamment avec le principe du code civil selon lequel « il n’y a pas de vol entre époux ». Même si des exceptions – méconnues – existent, telles que le vol de moyens de paiement, le vol de pièces d’identité ou encore l’abus de confiance entre époux. Dès lors, comment faire entrer dans le champ juridique une opposition abusive à la carte bancaire ? Ou la signature au nom du conjoint d’un crédit à la consommation ? « Dans le premier cas, il s’agit d’une fausse déclaration et dans le second, d’une usurpation d’identité, deux délits punis par le code pénal », explique Paola Vieira. Poser davantage de questions à la personne qui appelle pour faire opposition à une carte bancaire, rappeler que toute fausse déclaration est punie, exiger la présence des deux conjoints lors de la signature d’un crédit à la consommation, autant d’éléments qui peuvent être de premiers garde-fous.
Informer les clients sur leurs droits et devoirs représente un autre levier. Notre banquière engagée émet ainsi quelques recommandations simples, comme garder un compte personnel en plus du compte joint. En France, environ la moitié des couples ne dispose que d’un compte joint (même si cela évolue avec la progression des banques en ligne). Or, posséder un compte personnel en plus d’un compte joint représente une garantie. A cet égard, Paola Vieira rappelle un principe simple : ne jamais partager ses codes d’accès à ses comptes ou à sa carte bancaire, même avec les membres de son foyer.
Par ailleurs, la gestion d’un compte joint ne doit pas être laissée à un seul des deux membres du couple. La façon de l’alimenter doit aussi faire l’objet d’une discussion sérieuse afin que chacun contribue aux dépenses du ménage à hauteur de ce qu’il gagne. Attention au 50/50 en apparence égalitaire. Dans la moitié des couples encore, l’homme gagne plus que la femme, selon notre étude Ifop Femmes et argent 2022. Mieux vaut donc déterminer un pourcentage du salaire versé sur le compte commun. Car chacun doit aussi pouvoir économiser en parallèle de sa contribution aux charges du foyer.
Surtout, insiste Paola Vieira, il faut s’intéresser au sujet même si on n’en a pas envie : consulter ses comptes, aller aux rendez-vous avec le conseiller financier. Car l’expérience montre qu’il est impossible de compenser les années passées à ne pas le faire. Une fois la violence économique installée, il devient difficile de la démontrer et de la contrer.
« Une femme qui s’intéresse à l’argent n’est pas vénale, conclut Paola. S’intéresser à son patrimoine et gérer son argent, c’est tout simplement être maîtresse de son destin. »
Illustration : un grand merci à Jon Krause