Adopter les postures « viriles », c’est la règle à laquelle on ne déroge pas sous peine d’être mis au ban. Les hommes apprennent à dominer leur nature pour correspondre à un modèle qui s’affiche universel et intangible : ne pas pleurer ; jouer des coudes ; arriver le premier ; agresser ; se surpasser et bien sûr, avoir l’ascendant sur les femmes, des postures qui induisent essentialisme, différentialisme et hiérarchie entre les sexes. Aussitôt né, aussitôt assigné à un rôle et à une place. Car cette pression sur les épaules des hommes s’apparente à celle que vivent les femmes, rattachées aux stéréotypes opposés avec des conséquences encore plus préjudiciables au quotidien : salaires inférieurs, violences sexistes, répartition des tâches domestiques inégalitaires, etc. Comme l’écrit Despentes, « la virilité traditionnelle est une entreprise aussi mutilatrice que l’assignement à la féminité ».
« Se conformer aux normes de la masculinité hégémonique coûte cher aux hommes »
Solidement arrimés à leur piédestal, les hommes bénéficient encore des attributs du pouvoir mais en payent le prix fort, sans en avoir conscience. Minoritaires en France, ils représentent 48,4 % de la population au 1er janvier 2019: il y a donc 2,2 millions de femmes en plus. Les garçons sont plus nombreux à la naissance et le demeurent jusqu’à 23 ans (51,1 % des moins de 24 ans). Pourtant, leur espérance de vie est inférieure: 79,4 ans contre 85,5 ans pour les femmes en 2021, selon l’INED. Ils vivent aussi moins longtemps en bonne santé, un an et cinq mois de moins que les femmes soit 64,4 ans pour eux et 65,9 ans pour elles, selon les chiffres de la DREES en 2020. Moins précautionneux quant à leur suivi médical, moins soucieux de se protéger, plus volontiers négligents, les hommes ne se plaignent pas ! Une étude publiée par Cancer Research UK en 2013 révélait que le taux de mortalité de ceux atteints par un mélanome malin est supérieur aux femmes, notamment parce que le diagnostic est annoncé à un stade plus avancé. Il est vrai que beaucoup d’entre eux font fi de leurs angoisses et consultent moins médecins et psys.
À la vulnérabilité physique, s’ajoutent des difficultés psychiques. Dans l’ouvrage Le coût de la virilité, l’historienne Lucile Peytavin écrit que les parents ont plus de contacts physiques avec leurs filles, « les incitent à sourire, à vocaliser, alors qu’ils stimulent davantage physiquement les garçons. [Elles] développent ainsi plus d’aptitudes à comprendre et à exprimer des émotions, à interagir avec autrui ».
A contrario, le contrôle des sentiments est une des prescriptions faites aux hommes depuis l’enfance. Parmi les idées communément admises, les hommes seraient moins souvent concernés par la dépression. Pourtant, la prise de drogue ou d’alcool, les comportements agressifs ou l’hyperactivité, plus fréquents chez les hommes, sont révélateurs d’un certain mal-être, et font des ravages sur leur santé et leur sécurité. Les victimes du suicide sont pour près des trois quarts des hommes. Dans un rapport de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) publié en 2019, le taux est de 12,1 pour 100 000 habitants en France. Il s’établit à 6,5 pour 100 000 femmes et à 17,9 pour 100 000 hommes.
Autre facteur identitaire, la conduite et le goût pour la voiture génèrent d’autres préjudices. Trois fois moins de femmes sont décédées sur la route en 2019, annonce le ministère de l’Intérieur. Les hommes représentent 84 % des responsables présumés d’accidents mortels. 91 % des conducteurs alcoolisés impliqués dans un accident mortel sont des hommes. Parmi les 85 136 personnes emprisonnées en France en 2022, 96,41 % sont des hommes. Addictions, comportements violents et sentiment de toute-puissance jouent un rôle dans les passages à l’acte.
Quant au surinvestissement professionnel et à l’appétence pour la performance, ils placent les hommes dans une posture sacrificielle.
Se conformer aux normes de la masculinité hégémonique coûte cher aux hommes. Aujourd’hui en France, les femmes suivent des études plus longues et sont plus diplômées. Dès la fin de la classe de troisième, du fait de leurs meilleurs résultats scolaires au collège, les filles s’orientent davantage vers le second cycle général et technologique. Elles décrochent plus souvent le bac. Selon le ministère de la Recherche et de l’Enseignement supérieur, elles sont majoritaires parmi les étudiants. Elles sont indéniablement plus brillantes que les garçons à l’école et réalisent de meilleures performances. En outre, elles s’approprient de plus en plus de capacités attribuées aux deux genres. Et ce mouvement pourrait s’accentuer dans les années à venir, car si les hommes ont jusqu’à présent choisi les filières les plus porteuses en termes de débouchés, la courbe s’inverse petit à petit. L’horizon des filles s’élargit. Pas celui des garçons.
Des hommes et des femmes qui sortent des rôles assignés
Mais à l’instar des femmes, de plus en plus d’hommes remettent en question les représentations qui enferment chacun dans des rôles et des places. Ils refusent par exemple de se considérer comme unique ou principal pourvoyeur du revenu familial ; s’investissent en tant que père sans se soucier des incompréhensions voire du mépris que leur implication soulève aux yeux des autres ; militent pour un meilleur équilibre des temps de vie ; partagent les tâches ménagères sans attendre de remerciements ; prennent soin de leur corps et de leur apparence ; se livrent ou expriment leurs émotions.
J’interviewe régulièrement des hommes qui font le choix de mettre leur carrière entre parenthèses sans s’en tenir uniquement au « temps qualitatif » passé avec les enfants. Ils ne sont ni au chômage, ni en attente d’un rebond professionnel ; sont salariés ou indépendants, parfois les deux.
Je rencontre aussi des femmes qui assument leurs ambitions professionnelles et finissent par lâcher du lest à la maison. Car oui, l’émancipation passe aussi par là. Entre crainte de voir se dissoudre leur identité et celle de perdre leur pouvoir domestique, bien des femmes résistent aussi. Cette sphère ne leur est pas dévolue !
Quant aux hommes, en renonçant à l’idée de toute-puissance, ils se débarrassent d’un énorme fardeau de contraintes archaïques pour conquérir d’autres territoires et opportunités. Tout le monde trouve son compte à faire bouger les mentalités.