Sur cette Une qui va faire date pour de mauvaises raisons, quatre experts sont investis de l’autorité nécessaire pour être consultés sur l’avenir : Jean Jouzel, climatologue, Thierry Breton, commissaire européen, Axel Kahn, médecin généticien, et Yascha Mounk, politologue. Et vous, les femmes ? dirait Julio Iglesias.
Les femmes, walou ! Tollé sur les réseaux sociaux. « Désolée de vous décevoir mais dans le monde d’après il y aura des femmes », tweete l’économiste Julia Cagé. Stéphane Albouy, alors directeur des rédactions du Parisien-Aujourd’hui en France, reconnaît sur Twitter : « Cette erreur est pour nous un rappel à l’ordre et à la vigilance ».
“ Pendant le confinement, le taux d’expertes dégringolait à 20 % sur les principales chaînes de télé ”
Cet épisode, qui n’est pas un cas isolé, était révélateur : pendant la crise sanitaire, les femmes et notamment les expertes ont été particulièrement invisibilisées dans les médias, alors même qu’elles étaient si nombreuses à tout donner sur le front (soignantes, enseignantes, caissières…). Parce que la situation était alarmante, la députée Céline Calvez reçut la mission de réaliser pour le Premier ministre Edouard Philippe un rapport sur la place des femmes dans les médias pendant le confinement. S’appuyant sur des études de l’INA et du CSA (devenu Arcom en janvier 2022), le rapport pointait une nette baisse de la présence des femmes expertes dans les médias d’information en mars et en avril 2020. Dans les journaux télévisés de France 2 et France 3, le nombre d’expertes tombait à 9 % en mars et 20 % en avril au lieu de 40 % en moyenne. Sur la période de mars à mai 2020, le taux d’expertes sur les principales chaînes de télévision (TF1, France 2, BFMTV, LCI, M6 et France 5) dégringolait à 20 % pour 80 % d’hommes.
Or les médias étaient pendant le confinement la seule fenêtre des Français sur le monde extérieur. Une audience historique était observée : selon Médiamétrie, la durée moyenne devant le petit écran était passée de 3h30 à 4h30 par jour. La télévision est le média de masse par excellence puisque 96,3 % des ménages sont équipés d’un téléviseur, d’après les chiffres de l’Insee. C’est la raison pour laquelle la présence des femmes, et notamment des femmes expertes, y est primordiale : parce qu’elle a un pouvoir d’influence massif sur les Français et sur leur vision du monde, la télévision a le devoir de représenter la diversité des Françaises et des Français et de leur donner la parole. L’Arcom y veille, notamment depuis la loi du 4 août 2014.
“ Chez les journalistes et les expertes, un changement de mentalité est nécessaire et est déjà en cours ”
S’il est vrai que les journalistes ont tendance, particulièrement en cas d’urgence, à contacter en priorité les « bons clients » de leur carnet d’adresses, c’est-à-dire les experts qu’ils connaissent, qui répondent vite et qui maîtrisent les codes des médias – principalement des hommes – les responsabilités sont partagées : les femmes ont moins l’habitude que les hommes d’intervenir, elles sont donc plus réticentes quand on les sollicite et se sentent moins légitimes, pour des raisons culturelles et d’éducation. Des deux côtés, un changement de mentalité est nécessaire et est déjà en cours.
La bonne nouvelle, c’est qu’à la suite de la crise sanitaire, les chaînes se sont efforcées de remonter la pente de la parité. Le rapport de l’Arcom du 8 mars 2022 pour l’exercice 2021 révèle que le taux d’expertes à la télévision, toutes chaînes confondues, atteint 46 % en 2021, soit 3 points de plus par rapport à l’ensemble de l’année 2020. En tête, le groupe France Télévisions compte 51 % d’expertes sur ses antennes, tandis que les chaînes d’information en continu ont un résultat plus modeste mais tout de même en hausse par rapport à 2020, à 34 % (+3 points)*.
“ Le temps de parole des femmes en général s’avère très disparate selon les chaînes ”
Cette amélioration cache cependant une inégalité forte en matière de domaines d’intervention : si le nombre de femmes expertes est satisfaisant sur les thématiques justice et éducation (53 % et 46 %), elles sont une minorité sur les sujets qui restent des chasses gardées des hommes : la technologie (16 % d’expertes), le sport (34 %), la science (36 %), la politique française (37 %), l’économie (38 %) et l’international (40 %).
Le rapport de l’Arcom nous renseigne également sur le temps de parole des femmes en général (présentatrices, journalistes, expertes, invitées politiques, autres intervenantes) qui s’avère très disparate selon les chaînes. Le service public est le plus exemplaire avec France 2 à 48 %, tandis que les chaînes d’information en continu, Cnews, LCI et BFMTV, se situent entre 30 et 35 %, soit un tiers seulement du temps de parole total.
“ Avant, je ne me serais pas inscrite sur expertes.fr et j’aurais refusé les sollicitations des journalistes ”
Pour progresser, les acteurs télévisuels ont mis en place de nouveaux dispositifs ou ont davantage fait appel aux outils existants pour identifier des femmes expertes. C’est le cas de TF1 et de son initiative « Expertes à la Une » lancée le 8 mars 2021. Chaque année, quinze expertes (économie, entrepreneuriat, sécurité, environnement…) sont sélectionnées par la direction de l’information de TF1 et sont mentorées par des marraines et parrains « maison », comme la présentatrice Anne-Claire Coudray ou le journaliste Gilles Bouleau. Au programme, trois objectifs principaux : comprendre le fonctionnement et les attentes d’une rédaction (avec une journée d’immersion), rencontrer les journalistes et créer son réseau (via des déjeuners thématiques avec les journalistes de TF1 et LCI), maîtriser la prise de parole à la télévision (2 journées de media-training et 4 sessions de coaching sont organisées). La part des expertes sur les plateaux d’information de TF1 est passée de 25 % en 2017 à 44 % en 2021.
Membre de la première promotion d’Expertes à la Une, Clara Wolf, économiste chez meilleursagents.com, a témoigné pour ViveS : « Cela m’a principalement aidée à prendre confiance en moi. J’ai déjà eu des expériences où je devais parler en public et j’étais stressée. Le media-training m’a permis de dédramatiser et m’a donné les outils pour communiquer efficacement. » Il y a bien un avant et un après. « Après, on accepte d’intervenir dans les médias. Avant, je ne me serais pas inscrite sur le site expertes.fr et j’aurais refusé les sollicitations des journalistes. » Depuis, elle est intervenue pour l’AFP, Franceinfo et sur le podcast SPLA$H.
L’initiative originelle qui a changé la donne, c’est le site expertes.fr. Parce qu’elles en avaient assez d’entendre dans la bouche des journalistes qu’il n’y avait pas de femmes expertes, Marie-Françoise Colombani et Chekeba Hachemi ont créé en 2012 le premier Guide des expertes, version papier. En 2015 et sous l’impulsion du groupe Egaé, le Guide des expertes est devenu numérique : expertes.fr. Cette mine met à disposition des journalistes plus de 5500 fiches d’expertes tous domaines confondus. Quel que soit le sujet d’actualité, il est possible de trouver et de joindre illico la ou les experte(s) adéquate(s). En 2021, une quinzaine de médias ont décidé de contribuer au financement du site Les Expertes, dont le groupe Bayard, éditeur de ViveS. Le groupe Egae propose aussi des formations pour les expertes : media-training, prise de parole en public, gestion des violences en ligne. Si vous êtes experte, osez vous inscrire sur le site, et si vous recherchez une experte, n’hésitez pas à le consulter !
La presse écrite se mobilise aussi pour la parité
C’est ce que fait la presse écrite qui se mobilise elle aussi, même si elle n’a pas les mêmes contraintes de représentativité que la télévision. Le Parisien a élaboré une charte de l’égalité pour que les femmes soient présentes dans ses colonnes et dans ses équipes au même niveau que les hommes. Dès 2019, le quotidien suisse Le Temps installait dans sa rédaction un cadran électromécanique pour mesurer en temps réel la part de femmes mentionnées dans les 25 derniers articles publiés, autour des 20-30 % à l’époque. Au HuffPost, un système de comptage et le recours à des annuaires d’expertes a permis d’atteindre la quasi parité entre autrices (46 %) et auteurs (54 %) de tribunes en 2021. Ces bonnes pratiques se multiplient.
“ Et si on posait les mêmes questions aux femmes et aux hommes ? ”
Le jour où l’égalité sera atteinte en termes de présence et de temps de parole, il restera encore un indicateur à surveiller avec vigilance : le contenu des questions que l’on pose aux femmes expertes, guère épargnées par les clichés sexistes. Qui demande à François-Henri Pinault ce qu’il portait lors de son premier jour en tant que dirigeant ou s’il a peur de vieillir ? C’est ce que montre la vidéo de Sista et Mirova Forward sortie en mars, un bijou d’humour destiné à interpeller l’opinion sur le traitement des femmes dirigeantes et entrepreneuses par les médias. Le pitch : « Et si on posait les mêmes questions aux femmes et… aux hommes ? » Car beaucoup de batailles sont gagnées, mais la lutte continue, toutes ensemble, tous ensemble.
Illustration : un grand merci à Wood et l’agence Virginie
Source chiffre illustration : Rapport de l’Arcom 2022
* Le rapport de l’Arcom précise qu’est considéré(e) comme expert(e) tout intervenant(e) extérieur(e) à la chaîne de télévision invité(e) à s’exprimer sur un sujet entrant dans son champ de compétences. Les émissions retenues pour le comptage sont des émissions de plateau (émissions d’actualité ainsi que les magazines culture/connaissance) au cours desquelles des expert(e)s sont amenés à s’exprimer.