« On ne sait pas ce qu’on ferait sans vous ! » Cette phrase, vous comme moi nous l’adresserons sans doute un jour à une femme comme celle qui prend soin de Madame Sannier. Âgée et dépendante, celle-ci peut compter sur Séverine, une auxiliaire de vie qui vient l’aider à manger, se laver, faire ses courses, prendre ses médicaments, remplir les papiers administratifs.
Pour s’occuper de nos enfants, de nos parents ou grands-parents âgés, de nos proches malades, ou de nous lorsque nous serons vieux ou souffrants, les “femmes du lien” sont des travailleuses qui nous sont essentielles. La crise du Covid-19 les a mises furtivement en lumière, avant qu’elles ne retombent dans l’oubli.
« Savoir qu’elles existent et comment elles travaillent peut être capital »
Or, nous avons tous peur de vieillir pauvres, isolés, de devenir dépendants. Mais par leurs mots, leurs gestes, leurs actes, ces femmes nous disent ce qui nous rassure le plus : « Vous n’êtes pas seul(e) ». Savoir qu’elles existent et comment elles travaillent peut être capital pour chacun d’entre nous. C’est l’objet du nouveau roman-photo-BD documentaire du photographe Vincent Jarousseau, Les femmes du lien (en librairie le 22 septembre), qui rend visibles ces invisibles.
Les métiers du lien sont à 90% féminin : parce que les femmes étaient traditionnellement cantonnées à la sphère domestique pour s’occuper gratuitement des enfants, des aînés et des malades, ce sont elles qui ont été orientées en masse vers les métiers du “care” (soin), pour des raisons culturelles et d’éducation. On les connaît mal et pourtant les femmes du lien représentent une femme active sur quatre : elles sont trois millions de travailleuses, salariées ou indépendantes, sur 14,5 millions de femmes actives. Dans son livre, Vincent Jarousseau a fixé son objectif sur huit d’entre elles : outre Séverine, auxiliaire de vie sociale, il a suivi pendant deux ans une aide à domicile, une aide-soignante, une assistante familiale, une assistante maternelle, une éducatrice spécialisée, une technicienne d’intervention sociale et familiale, et une accompagnante éducative et sociale.
Les métiers du lien constituent une nébuleuse de professions aux multiples statuts, où le taux de syndicalisation est faible et où les intervenants travaillent souvent seuls.
« Une aide à domicile va mettre 15 ans pour atteindre le Smic »
C’est sans doute pour cela que ces femmes aux multiples métiers ont toutes un point commun : elles sont mal payées, au point que beaucoup d’entre elles sont des travailleuses pauvres (et beaucoup sont d’origine étrangère). Comme l’explique Vincent Jarousseau, « il n’y a quasiment pas de progression de salaire dans ces carrières. Une auxiliaire de vie ou une aide à domicile va mettre 15 ans pour atteindre le SMIC mensuel. Elles gagnent 1100 euros par mois en moyenne. Notamment parce que le système de comptage des heures est complexe : leurs trajets entre les patients ne sont pas complètement pris en compte. »
Grandes oubliées du Ségur de la Santé qui avait permis d’augmenter les personnels soignants, elles ont finalement reçu une augmentation de 183 euros net par mois à partir d’avril 2022. Mais à 44 ans, avec plus de vingt ans d’expérience, Séverine gagne seulement 1300 euros net par mois et subit un emploi du temps morcelé : « Je commence le matin à 7 heures. Ma tournée dure jusqu’à 13 heures. Je reprends à 17 heures et je finis vers 20 heures. Et puis je travaille un week-end sur deux. » Enchaînant jusqu’à douze patients en une matinée, sa vie c’est “on the road again” : quatre cents kilomètres en moyenne par semaine.
« Elle est décédée en me tenant la main, elle a fermé les yeux devant moi »
Dans son métier, on a davantage d’accidents du travail que dans le bâtiment et les travaux publics. Il faut souvent porter les patients, sans compter le coût émotionnel et psychique de ces professions qui doivent gérer la vieillesse, la maladie, la mort. Dans le poignant documentaire « Debout les femmes ! » réalisé par Gilles Perret et François Ruffin, qui filme l’enquête parlementaire sur les métiers du lien menée en 2020 par le député LREM Bruno Bonnell et le député LFI d’Amiens, l’une de ces professionnelles témoigne : « J’ai accompagné une dame jusqu’en fin de vie à domicile parce qu’elle ne voulait pas aller en structure. Je peux vous dire que moralement c’est dur. Elle est décédée en me tenant la main, elle a fermé les yeux devant moi. »
Pourtant, elles n’ont pas le droit de prendre un congé exceptionnel pour assister aux obsèques de ceux qu’elles accompagnent jusqu’au bout et à qui elles s’attachent. Un crève-cœur.
Malgré cette pénibilité, elles partagent toutes un autre point commun : elles sont dévouées et passionnées. « Moi ça me plaît énormément. Tant que je pourrai leur donner du bonheur jusqu’à la fin, je le ferai » dit l’une d’entre elles dans le documentaire, avec un sourire qui éclaire tout son visage. Une autre ajoute avec tendresse et fierté que leurs patients les appellent « notre rayon de soleil ». Bruno Bonnell, qui les a auditionnées, le confirme : « C’est juste dingue, parce qu’elles ont toutes la même vibration de don, d’amour, ça prend aux tripes, c’est un truc de fou, moi ça m’a vachement ému ».
« Nous sommes tous concernés »
Il en a fait lui-même l’expérience intime puisqu’une auxiliaire de vie s’est occupée pendant 4 ans de son fils Balthazar, emporté par une maladie génétique. Si Alimatou n’avait pas été là, cela aurait été encore plus dur, confie-t-il. Même chose pour François Ruffin, dont la grand-mère décédée à 104 ans était aidée par des auxiliaires de vie.
Nous sommes tous concernés, comme le montre encore cet exemple récent qui a fait grand bruit : la PDG de la RATP Catherine Guillouard, 57 ans, a démissionné et renoncé à un salaire de 450 000 euros par an pour se consacrer à son rôle de « proche aidante » auprès de ses parents. Elle aussi aura besoin de ces professionnelles du lien, parce qu’on ne peut pas tout faire tout seul, physiquement, émotionnellement, psychologiquement.
A l’issue de cette enquête parlementaire devenue une véritable aventure humaine, les deux députés Bonnell et Ruffin ont déposé en septembre 2020 une proposition de loi « Reconnaissance des métiers du lien ». Leur objectif : apporter un véritable statut et de meilleures rémunérations à ces professionnelles au cœur du quotidien de millions de Français, qui représentent souvent le seul ancrage de familles à la dérive, de jeunes en perte de repères, de personnes âgées vulnérables.
La loi proposait entre autres d’augmenter les budgets des départements qui gèrent les aides sociales. Ce sont en effet les départements qui fixent les tarifs, entre 16 et 26 euros de l’heure, cette somme servant à payer les intervenants sociaux mais aussi les prestataires qui les emploient lorsqu’ils ne sont pas indépendants (associations, centres communaux d’action sociale ou entreprises privées). D’après Annie Queneuille, une aide à domicile qui a été auditionnée par les deux parlementaires, cela coûterait moins cher de maintenir les gens à domicile que de les placer dans des structures, et c’est justement ce que veulent les Français : vieillir chez eux.
La revalorisation de ces métiers n’a pas eu lieu
Malheureusement, la proposition de loi « Reconnaissance des métiers du lien » a été rejetée, la loi « Grand âge » abandonnée. La revalorisation de ces métiers n’a pas eu lieu, ni en termes de statut ni de salaire. C’est pourtant ce qui aurait permis d’attirer davantage d’hommes dans ces professions et de développer la mixité.
Mais en 2022, il n’y a toujours que 2 députés à l’Assemblée sur 577 qui sont issus des métiers du lien : Caroline Fiat (NUPES), première aide-soignante à entrer à l’Assemblée nationale en 2017 puis réélue et Christine Loir (RN), auxiliaire de vie.
Cette reconnaissance, c’est finalement le documentaire « Debout les femmes ! », nommé aux César 2022, et le beau livre de Vincent Jarousseau qui l’apportent, même si le Président de la République avait déclaré à leur sujet, le 13 avril 2020, que « notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal ».
Car il n’y a pas que les métiers de la tech qui sont des métiers d’avenir. Avec le vieillissement de la population, les métiers du lien le sont aussi. Encore faut-il leur tendre la main comme ces femmes nous tendent les leur, un peu comme dans une chanson de Jean-Jacques Goldman :
« Un cadeau d’hier à demain
Rien qu’un instant d’innocence
Un geste de reconnaissance
Quand on ouvre nos mains ».
Illustration : un grand merci à Laurence Bentz et l’agence Virginie