Pourtant, la façon dont on octroie aux enfants ce petit pécule (combien, à quel âge, à quel rythme…) trahit bien plus que je ne l’aurais imaginé une certaine vision du monde.
C’est ce que révèlent les chiffres d’une enquête exclusive menée par l’Institut CSA pour ViveS et le magazine Julie (Milan Presse) auprès de parents d’adolescents âgés de 10 à 15 ans. On y apprend que les inégalités face à l’argent sont reproduites dès le plus jeune âge et que le tabou des sous persiste, y compris dans le cercle familial.
Les garçons reçoivent plus d’argent de poche, plus tôt...
Entre 10 et 12 ans, plus exactement. A cet âge, 48% des petits garçons touchent de l’argent de poche… contre seulement 40% des filles ! Une différence de traitement étonnante quand on sait que les petites filles sont souvent jugées plus matures. « On a tendance à surprotéger les filles, à vouloir garder leur innocence le plus longtemps possible. A l’inverse, on veut forger les garçons car on les juge moins prudents », décrypte Arwa Chaouki, fondatrice d’Edukafi, qui organise des ateliers d’éducation financière pour les enfants. Si l’écart tend à s’estomper avec l’âge, il ne se résorbe pas pour autant complètement. Ainsi, entre 13 et 15 ans, 52% des garçons reçoivent de l’argent de poche tandis que seules 47% des filles en bénéficient.
En France, en moyenne, un ado sur deux reçoit de l’argent de poche. Pour ceux qui en perçoivent, le montant moyen s’élève à 42 euros par mois. Avec là aussi, une légère différence de traitement entre filles et garçons. Elles perçoivent 38 euros par mois contre 44 euros pour les garçons. Les inégalités germent donc très tôt, à l’instar des stéréotypes.
Des contreparties genrées
Rien d’étonnant à cela, les normes de genre sont transmises et apprises au sein du foyer familial. Pour preuve, les contreparties que les parents exigent en échange d’un peu d’argent et qui révèlent des attentes bien différentes en fonction des sexes. Ainsi, notre étude dévoile que dans les familles composées exclusivement de filles, on attend généralement d’elles qu’elles rangent leur chambre (39% versus 24% dans les familles où il n’y a que des garçons) en échange de l’argent de poche, tandis que dans les familles où il n’y a que des garçons on leur demande davantage de laver la voiture ou de tondre la pelouse (24%, contre seulement 13% dans les fratries de filles).
Même constat du côté des dépenses. Avec cet argent, les filles ont tendance à acheter des vêtements, du maquillage et… des cadeaux pour les proches ! « Moi, si j’avais de l’argent de poche, j’achèterais une énorme réserve de Coca Cherry et plein de Kinder Bueno White ! Peut-être aussi du maquillage et des cadeaux pour mes proches. Bah oui, faut être généreuse dans la vie ! », témoigne par exemple Jisoo_Dragibus, une jeune lectrice, sur le blog du magazine Julie.
« Elles sont ultra généreuses, confirme Pascale Gares, rédactrice en chef de Julie. Elles pensent toujours au petit geste qui va faire plaisir. Une carte postale pour un prof ou leur meilleure amie. Elles font aussi des dons à des associations. » Elles sont aussi bonnes gestionnaires. Capables de mettre de côté pour un gros achat futur tout en s’octroyant de petits plaisirs de temps à autre.
Les garçons, eux, mettent d’abord leur argent dans les jeux vidéo, la musique et les jeux de société. Une répartition ultra genrée des dépenses qui n’étonne pas Nicole Prieur, philosophe et thérapeute familiale, spécialiste des relations parents-enfants et de l’argent dans les familles : « On assigne très tôt les petites filles au don. Elles doivent donner pour espérer de la reconnaissance et de l’amour. Le problème c’est qu’on ne leur apprend pas à recevoir. » Et encore moins à réclamer.
Une éducation que les femmes payent au prix fort une fois arrivées sur le marché du travail. Seules 41% d’entre elles se disent à l’aise pour négocier leur salaire lors d’un entretien d’embauche, contre 58% des hommes, selon notre Baromètre IFOP 2023 sur les femmes et l’argent.
Un goût prononcé pour l’épargne
Donner de l’argent de poche, c’est transmettre en filigrane un peu de notre vision du monde et de l’avenir. Une vision souvent empreinte d’angoisse et marquée par ce réflexe typiquement français de “mettre de l’argent de côté”. Un goût prononcé pour l’épargne que l’on retrouve chez nos ados : ils sont 55% à économiser, sans aucune différence d’ailleurs entre filles et garçons sur ce sujet ! « On croit aider nos enfants en leur disant de mettre 10 euros de côté, mais on passe à côté du message essentiel », assure Nicole Prieur. Car dans la majorité des familles, l’injonction à économiser n’est pas accompagnée d’un réel discours autour de l’argent. « L’argent est encore très tabou. On traîne cet héritage judéo-chrétien qui place l’argent du côté du mal, de la mesquinerie », détaille la psychanalyste. Pour en parler correctement, encore faut-il avoir clarifié son propre rapport à l’argent. Pour Arwa Chaouki , « les parents ont peur de créer des désillusions, de casser l’innocence de leurs enfants. » Alors que les jeunes sont souvent plus sensibles que nous à la question de la pauvreté et des inégalités.
Si 98% des familles que nous avons interrogées se disent libres d’évoquer le sujet de l’argent devant leurs enfants, elles le font presque uniquement sous l’angle des dépenses et du coût des produits. Une approche sans doute renforcée par l’inflation qui sévit depuis des mois. En revanche, seuls 29% des parents interrogés abordent ouvertement la question de leur salaire. Comment éduquer à l’argent sans expliquer la manière d’en gagner ? « Nous confondons encore salaire et valeur humaine. Nous avons peur d’être jugés par nos enfants si nous leur dévoilons le montant de notre salaire. Si nous étions à l’aise avec ces différences de valeur, nous pourrions plus facilement leur en parler », assure Nicole Prieur.
Comment trouver les mots justes pour parler d’argent ? Comment éduquer nos enfants sans leur transmettre nos peurs, nos tabous ou nos représentations sociales archaïques ? Arwa Chaouki insiste sur l’importance de l’accompagnement. Les enfants commencent à s’intéresser à l’argent généralement vers l’âge de 7 ans, surtout au moment où la petite souris se glisse sous leur oreiller pour échanger une dent contre une pièce. Dès cet âge, il faut donc commencer à évoquer le sujet, voire à le mettre en pratique. L’ancienne conseillère patrimoniale recommande ainsi de verser de petites sommes hebdomadaires, d’abord en liquide pour leur permettre de visualiser l’argent. Puis, pourquoi pas, d’ouvrir un premier compte vers l’âge de 12 ans : « L’enfant doit faire la démarche d’aller à la banque. Il faut le responsabiliser tout en exerçant un contrôle bienveillant et positif pour qu’il puisse progresser. »
Mais dans les familles, l’argent de poche est encore souvent utilisé comme une carotte. Si les notes ou le comportement de l’enfant laissent à désirer, 67% des parents se disent prêts à suspendre leurs versements. Une sanction qui interroge car elle laisse sous-entendre que la valeur des enfants est corrélée au montant du pécule qu’ils reçoivent. Et c’est précisément cette idée-là qu’il faut combattre pour vivre en paix avec l’argent.
Illustration : un grand merci à Rokovoko