“ Le parcours d’Eva forge sa conviction : il faut remettre l’économie au service du vivant ”
Eva Sadoun est une cheffe d’entreprise, pas une économiste. Elle rêvait d’être chercheuse : bachelière en 2008, l’année de la crise financière, qu’elle voit débouler avec stupeur, elle suit des études en mathématiques à Nanterre et prépare le concours d’entrée à l’ENS. Mais elle est recalée à l’oral pour « excès d’engagement ». Il faut dire que cette fille d’un couple de dentistes originaires d’Afrique du Nord a très tôt éprouvé le sentiment de ne pas trouver sa place, d’être en minorité, voire exclue, car enfant d’immigrés, habitant un quartier populaire et de surcroît de sexe féminin. Elle se décide finalement à rejoindre l’EM Lyon, où elle se spécialise en finance. Avec un objectif : agir pour changer le monde. Elle bourlingue en Afrique où elle participe à un projet humanitaire dans l’éducation puis en Inde où elle découvre le micro-crédit. A son retour en France, elle travaille pour BNP Paribas avant de se lancer dans l’aventure entrepreneuriale. Elle cofonde Lita.co, une plate-forme permettant aux particuliers d’investir directement leur épargne dans des projets à impact positif, qu’il soit social, local ou écologique. Lita.co compte aujourd’hui une cinquantaine de salariés. Elle a aussi développé une application, baptisée Rift, qui permet de « décrypter » les produits financiers pour savoir où va l’argent placé. Le parcours d’Eva forge sa conviction : il faut remettre l’économie au service du vivant.
“ Le livre passe en revue les verrous à faire sauter pour se réapproprier l’économie ”
Dans son ouvrage, Eva Sadoun démontre avec brio comment les femmes ont disparu de la pensée économique, alors que plusieurs d’entre elles ont contribué à l’enrichir, à l’instar de Rosa Luxemburg, qui par ses réflexions a alimenté les fondements de la théorie keynésienne, de Frances Perkins, cheville ouvrière du New Deal de Roosevelt, de Susan Strange l’une des fondatrices de l’économie politique internationale, ou encore de Mary Parker Follett, pionnière du management et de la théorie des organisations. Son livre passe en revue les verrous à faire sauter pour se réapproprier l’économie.
Cela commence dans l’éducation, par l’enseignement de cette matière, trop négligé à l’école et trop orienté dans le supérieur, où une seule vision est proposée, celle d’une économie de la croissance mesurée exclusivement par le PIB. C’est le deuxième point que défend Eva Sadoun : il faut développer d’autres indicateurs, écrit-elle, qui prennent en compte le coût de la pauvreté, la destruction des richesses naturelles, le risque climatique, le bien-être des populations. De même, elle plaide pour changer les méthodes d’évaluation de la performance des entreprises et introduire une comptabilité à la fois écologique, sociale et économique, sur le modèle de l’Impact Score développé par le mouvement d’entrepreneurs Impact France qu’elle co-préside depuis 2020.
Cette spécialiste de la finance dénonce enfin l’opacité du système financier, concentré entre quelques acteurs et déconnecté de l’économie réelle. Elle souligne l’urgence de reprendre la main sur le capital, pour le remettre à sa juste place (au service des humains), la nécessité de développer un actionnariat citoyen, et un activisme positif, si l’on veut pouvoir réaliser la transition écologique. Car les fonds existent : par exemple plus de 120 milliards d’euros d’encours sur le livret de développement durable et solidaire. Il s’agit avant tout de rendre visible cet argent et d’en faire un vrai levier de changement. Son credo : une finance en mode circuit court.
“ L’économie ne doit pas être une fin en soi, mais l’outil idéal pour orienter nos actions ”
Pour se réapproprier l’économie, il faut la comprendre, il faut aussi la mettre au service d’un projet de société. C’est tout le fond du manifeste que signe Eva Sadoun : l’économie ne doit pas être une fin en soi, en revanche c’est l’outil idéal pour orienter nos actions. Mais pour cela, plusieurs conditions doivent être réunies. Il faut que la représentativité des entrepreneurs comme des salariés soit améliorée, que tous aient voix au chapitre dans les discussions, y compris les minorités, les femmes, les faibles, ceux qui pensent différemment. Il faut que l’Etat (et l’Europe) ose changer les règles du jeu, avec des lois et une fiscalité davantage incitatives, en faveur de l’emploi, de la justice sociale et climatique.
“ Quelle est-elle, cette économie qui jamais ne s’interroge sur l’impact d’une décision sur la moitié de l’humanité ? ”
Et il faut incarner ! « Il n’y a pas de louves à Wall Street », remarque-t-elle malicieusement. Quelle est-elle, cette économie dont le modèle absolu de réussite s’appelle Elon Musk, qui glorifie la performance physique et la compétition en véritable « guerrier » de l’espace ? Quelle est-elle, cette économie qui fait seulement appel aux femmes en période de crise quand le risque d’échec est très élevé (c’est la fameuse falaise de verre, attention chute hautement probable et dangereuse) ? Quelle est-elle, cette économie qui jamais ne s’interroge sur l’impact d’une décision sur la moitié de l’humanité ?
“ Eva Sadoun démontre pourquoi les femmes sont bien placées pour faire évoluer notre modèle de société ”
Eva Sadoun appelle ainsi à l’émergence d’un autre leadership, plus féminin, c’est-à-dire habité par des valeurs réputées féminines (que des hommes peuvent d’ailleurs très bien porter quand ils s’y sentent autorisés) : l’empathie, le dialogue, la consultation, l’écoute, la coopération. Une forme de leadership que l’on a vu exercer par exemple par la Première ministre néo-zélandaise, Jacinda Arden.
Finalement, en quelques lignes bien senties à la fin de son essai, Eva Sadoun démontre pourquoi les femmes sont bien placées pour faire évoluer notre modèle de société, le sauver de la destruction accélérée : « Quand vous avez été dominé, vous comprenez la violence du système. Quand vous ne jouissez pas de privilèges, vous êtes capable d’être plus créatif. Et quand vous n’avez jamais eu votre place, vous êtes capable de vous adapter dans un schéma de contraintes et d’en faire des opportunités. »
Avec la fougue de la jeunesse, Eva Sadoun invite à changer de regard pour construire une économie à laquelle chacun et chacune d’entre nous puisse participer. La force de son propos tient dans le fait qu’elle ne parle pas d’un point de vue de chercheur mais bien d’acteur : elle mouille la chemise et tente dans le monde réel, y compris dans sa propre entreprise, de mettre en pratique les idées défendues dans son livre.
Illustration : un grand merci à Marie Lemaistre et Fllow