Petite, on m’avait appris à être carrée et réaliste. « Les rêves sont dangereux » me disait-on, on ne sait pas où ils mènent. « Travaille d’abord » me disaient mes parents et pour le reste, nous verrons. Les années passant, je me posais de plus en plus de questions sur cette vision de la vie. Jusqu’à ce que la lecture de la saga Blackwater de Michael McDowell me percute.
1. Ce que je croyais avant
Avant, je croyais que ma petite voix me jouait des tours et que l’imagination était à prendre avec des pincettes. Toutes les personnes vraiment imaginatives autour de moi étaient soit des artistes, soit des personnalités atypiques. Pour les artistes, l’imagination, c’est le cadeau du ciel, la petite sœur du talent. Pour les atypiques, l’imagination est un trait de personnalité dont on pardonne à tous les coups les écarts.
Mais dans la vie de tous les jours, le plus important me paraissait être l’ancrage. Avoir les pieds sur terre, prendre des décisions logiques et raisonnées. Cela ne m’empêchait pas de vivre certains moments de rêveries, ces lieux de la conscience où l’imagination règne. Mais ils étaient à part et pas connectés au quotidien.
Mais ça, c’était avant. Avant que Blackwater et la ville de son intrigue, Perdido, ne rentrent dans ma vie. C’est une lecture récente – le dernier tome de la saga vient juste de paraître – mais ce livre est en train de s’enraciner profondément en moi.
2. Ce que j'ai découvert
A première vue, Blackwater raconte une histoire de famille dans une petite ville d’Alabama, Perdido – cela ne s’invente pas – dans laquelle il ne se passe pas grand-chose. En apparence, tout y paraît programmé et devinable.
Sauf qu’en 1919, à Pâques, la ville subit une inondation et une crue sans précédent. Dans les eaux boueuses et abondantes, l’un des fils Caskey, riche famille de la région, tombe sur Elinor Dammert. Femme inconnue et élégante, bien décidée à rester dans le coin, ses premiers mots résonnent comme une énigme : « J’ai tant attendu ». Le ton est donné. A partir de là, l’histoire nous aspire sans jamais nous lâcher la main.
Mélange de réel et de surnaturel, Blackwater va à chaque tournant du récit convoquer notre imagination et souvent la surpasser. Et ce qui est magique dans cette lecture, c’est qu’au fur et à mesure des rebondissements, les personnages aussi gagnent en maturité et en pouvoir d’imaginer. C’est ainsi qu’Oscar Caskey, gentil garçon sans grand relief au début, va finir par comprendre grâce à son imagination et son intuition ce qui se trame autour de lui, dans cette famille si particulière dans laquelle les passions vont bon train. Il va lui aussi comprendre que l’imagination n’est pas réservée qu’aux sensibles ou aux fantaisistes.
Avec ce personnage d’Oscar, j’ai pris conscience de l’importance de l’imagination, à quel point elle est humaine et partie prenante de notre réel. Elle nous vient dès le plus jeune âge. Elle est une capacité créative qui nous permet de percevoir la réalité en zoom large pour en capter plus de nuances et de possibilités.
D’après les sciences cognitives, imaginer aiderait d’ailleurs à réussir. C’est ainsi que les sportives et sportifs émérites se projettent dans la victoire, s’y voient déjà tout en connaissant le prix de la sueur. Aymeric Guillot, professeur de neurosciences à l’université de Lyon, cite cette anecdote racontée par le psychologue et philosophe italien Piero Ferrucci à propos d’une petite fille de 6 ans qui n’avait jamais appris à faire du vélo et qui pratique sans difficultés pour la première fois. Quand ses parents lui demandèrent comment elle y était parvenue si rapidement, elle leur répondit : « Je l’ai si souvent imaginé que cela me semble facile ! »
Cette phrase est merveilleuse. Rendez-vous compte des pouvoirs décuplés par l’imagination qui nous projette dans un futur souhaitable !
Pensons aussi à l’imagination qui aide des milliers de femmes et d’hommes à tenir sous les bombes, face à l’exclusion ou la tyrannie dans tant de pays du monde. Imaginer que demain sera autre ; imaginer que son existence sera meilleure. L’imagination est l’air que l’esprit emmuré prend comme une bouffée de vie.
3. Ce que j'ai appris à faire
Grâce à Blackwater, j’ai compris quelque chose, bien au chaud désormais dans ma besace sur le chemin du quotidien : ce qui est improbable est toujours possible. Les données sont utiles et louables. Mais la vie est plus espiègle encore. Elinor Dammert est la reine des surprises. A chaque fois qu’on pense avoir compris ce qui va se passer, bam, elle change le cours de l’histoire. Elle manipule les fils, déclenche des coups de théâtre et de son sourire en coin, nous regarde nous débattre dans nos idées préconçues. Penser sans limites et écouter sa petite voix qui murmure, je le ferai de plus en plus. Puisque la littérature est cet espace de simulation mentale pour tester sans grands risques des scénarios de vie, pourquoi s’en priver ?
4. Ma citation-mantra
« S’approprier l’improbable, l’inimaginable et l’impossible, et faire en sorte que ça semble non seulement plausible mais surtout inéluctable ».
Cette pensée de l’auteur de Blackwater me plaît beaucoup parce qu’elle montre que l’imagination, quand on sait la faire émerger et la cultiver, peut nous ouvrir des opportunités insoupçonnées. Il ne suffit pas d’y croire de son canapé, cela c’est un vœu pieux. Il faut le voir, le dessiner, le composer, l’écrire, le réciter. Imaginer, c’est tenter de donner une forme à son rêve.
5. Ce que ça a changé dans ma vie
Je n’ai pas encore tout le recul nécessaire car le dernier tome vient de sortir. Mais j’ai l’intuition puissante que Blackwater va m’aider à écrire le prochain chapitre de ma vie. Je vais d’abord l’écrire au sens propre ou figuré en m’imaginant tous les possibles à partir de ce que je connais. Et puis, j’écrirai quelques pages dans lesquelles l’imagination pure jouera son rôle. La suite sera peut-être un mélange des deux.
Quand j’étais enfant, j’ai imaginé un jour faire un métier autour des livres et du soutien aux autres. J’imaginais que c’était simple. Puis je suis devenue carrée. Et je me suis dit alors que ce métier dont je rêvais n’existait que dans mon imagination. Jusqu’au jour où l’imagination rencontre le réel : à petits pas, les pièces du puzzle se mettent en place. Les lignes du carré s’ouvrent et la forme devient souple. Il faut d’abord commencer par le visualiser sans trop penser à ses peurs. Le premier petit pas a toujours une importance capitale.
Au fait : la petite ville de Perdido en Alabama existe bel et bien ! C’est peut-être en la voyant et en écoutant sa petite voix que l’auteur de Blackwater a commencé à écrire. La suite vous appartient et il se pourrait bien que vous passiez une partie de votre été avec Elinor en fredonnant entre deux tomes Imagine all the people….
« Blackwater » de Michael McDowell, éditions Monsieur Toussaint Louverture, 6 tomes en format poche, 8,40 euros par tome.
Illustration : un grand merci à Louise de Lavilletlesnuages