A quel moment forme-t-on un couple ? C’est la question que je me suis posée quand j’ai commencé à travailler sur ce sujet. J’écoute ma fille, du haut de ses 10 ans, me parler des « couples » qui naissent à l’école. Je croise ces ados qui se donnent la main à la sortie du lycée et qui se disent, eux aussi, en couple. Alors que pour ma voisine de 80 ans, on est en couple quand on est mariés et qu’on vit ensemble…
Mais ça, ce n’est certainement pas la vision d’Elisabeth, 43 ans, qui m’a raconté ses choix de vie, peu conventionnels, mais de plus en plus répandus. « Je suis très indépendante. J’ai toujours vu le couple comme quelque chose qui empiète sur mon territoire. Pour moi, les gens se mettent en couple sur un malentendu et restent ensemble par habitude », explique-t-elle.
“ On peut être très romantique et à la fois très libre ”
Elizabeth avait choisi de rester célibataire jusqu’à ses 30 ans, mais l’amour est venu frapper à sa porte avec force. Jean. Elle reste 8 ans avec lui. Ils sont basés dans le même appartement mais ils sont très souvent séparés : lui part en mission en Belgique ou retourne de temps en temps chez ses parents ; elle s’installe de longues périodes dans la maison familiale aux côtés de sa grand-mère, dont il faut s’occuper. « On a toujours eu de longues séparations sans que cela pose problème dans notre couple », se souvient-elle. Mais quand ils sont ensemble, ils le sont vraiment. Intensément. « Je suis fusionnelle. Et j’ai aussi besoin de mes moments de respiration. Je suis très romantique et à la fois très libre ». Ce qu’elle n’aime pas, c’est l’usure du désir. Le fait de vivre à côté de quelqu’un. Un peu comme si on passait à côté de sa vie. Et ça, c’est inenvisageable pour Elisabeth. Elle qui vit avec un chronomètre dans la tête depuis toujours, ne s’autorise pas à perdre du temps. Alors quand son histoire d’amour s’arrête brutalement, elle se remet sur pied rapidement et est prête à rencontrer quelqu’un d’autre.
“ Il aime la campagne, elle aime la ville. Ils respectent chacun le choix de l'autre. ”
Et puisqu’il suffit souvent d’être « prête » pour rencontrer une autre personne, quelques mois après sa rupture, Elisabeth fait la connaissance de Philippe, de 15 ans son aîné. Une relation démarre, doucement et rapidement à la fois. Ils s’écrivent des lettres pendant plusieurs semaines. C’est une histoire d’amour épistolaire qui scelle peu à peu leurs liens amoureux. Les voilà en couple. Il aime la campagne, elle aime la ville. Ils respectent chacun le choix de l’autre et poursuivent leur histoire, sans vivre sous le même toit. Ils font partie des “couples non cohabitants” (CNC)*, comme 1 314 000 personnes en France. Une façon de vivre le couple somme toute assez courante chez les plus jeunes, qui s’explique par une question de moyens et qui est en général transitoire. Au-delà de 30 ans, en revanche, les couples non cohabitants se font plus rares. Et quand ils ont un enfant ensemble, ils sont encore moins nombreux. L’étude observe en effet qu’« avoir eu un enfant avec son conjoint est un élément central dans le fait de vivre ou non sous le même toit. Parmi les personnes en couple âgées entre 30 ans et 59 ans, seulement 1% des personnes ayant eu un enfant avec leur conjoint, et uniquement avec celui-ci, ne cohabitent pas avec leur conjoint ».
“ Ils ont un enfant ensemble et ne vivent pas sous le même toit. ”
Elisabeth et Philippe font partie de ce rare pourcentage : ils ont un enfant ensemble et ne vivent pas sous le même toit. Un choix ? Bien entendu ! « Quand je suis tombée enceinte, on a eu une véritable discussion sur le fait d’habiter ensemble. Je lui ai dit que je n’avais jamais été conformiste et que je n’allais pas commencer à l’être. Et que j’étais persuadée que si nous le vivions bien, notre enfant le vivrait bien également », explique-t-elle. Son conjoint, déjà papa de deux enfants, soulève les éventuelles difficultés. Mais Elisabeth est sûre de son choix. « Je suis l’aînée d’une fratrie de 10 enfants. Je me suis beaucoup occupée de mes frères et sœurs, donc élever un bébé seule ne me faisait pas peur. »
La grossesse, elle la vit majoritairement seule. Pas de papa aux échographies. Mais elle se dit que l’essentiel n’est pas là. A la naissance de leur fils, ils partent tous les 3 pendant deux mois. Après quoi la vie reprend son cours. Elisabeth vit seule avec son fils et Philippe vient très souvent les rejoindre. Son métier l’oblige à être souvent à Paris, ce qui est pratique. En 4 ans de vie « non commune », ils n’ont jamais été séparés plus de 15 jours. Ils passent également toutes leurs vacances ensemble.
“ Les gens ont du mal avec la liberté. Pour moi, c'est la responsabilité. ”
Quand je lui demande quels avantages elle trouve à être en « couple non cohabitant », elle m’explique que « ça maintient une tension positive dans le couple ». Quand ils se retrouvent, ils savent que ce sont des moments limités dans le temps. Ils profitent alors de la moindre seconde. « Je me sens comme dans les débuts de la relation amoureuse ». Et puis, il y a un manque. Alors dès qu’ils se revoient « c’est comme une remise à niveau, un peu comme si on repartait de 0 à chaque fois ». Quand je l’écoute, j’ai le sentiment que l’éloignement les rapproche. Qu’il protège leur complicité de tous les coups du quotidien. J’ai aussi la sensation que c’est la liberté, valeur suprême d’Elisabeth, qui lui fait adopter cette vie de couple. « Les gens ont du mal avec la liberté. Pour moi c’est la responsabilité, c’est la conscience, c’est quelque chose qu’on prend à bras le corps et qu’on doit assumer complètement ! Ce n’est pas la porte ouverte à n’importe quoi, ni faire ce qu’on veut quand on veut. J’ai une liberté d’être, de pensée, que je ne retrouve pas chez les autres » remarque-t-elle.
Quand je quitte Elizabeth, je repense à cette soif de liberté qui me rappelle Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir qui s’aimaient, étaient en couple, mais n’habitaient pas ensemble. Alors est ce que les « CNC » sont nouveaux ? Pas vraiment ! Si l’on en croit les récits du 18è siècle, dans la haute aristocratie, les époux avaient des appartements séparés dans leur hôtel particulier. Ils ne vivaient donc pas ensemble. Il arrivait même que l’un vive à la ville et l’autre à la campagne. Est-ce qu’aujourd’hui les « CNC » sont en voie d’expansion ? Pas vraiment non plus. Selon Arnaud Régnier-Loilier, directeur de l’Ined* : « Il n’y a pas vraiment d’évolution très marquée vers la non-cohabitation ; de manière globale, on observe une stagnation de la part des personnes qui disent ne pas habiter avec la personne avec qui elles ont une relation amoureuse stable ».
- La dénomination Couples non cohabitants a été proposée par l’Ined, l’Institut national des études démographiques.
Illustration : un grand merci à Rokovoko